“Délégation des tâches” en désert médical : les infirmiers ne sont pas des tacherons !
13 octobre 2017
Le premier ministre a présenté le 13.10.17 son plan pour lutter contre les déserts médicaux : principalement développer les "protocoles de coopérations art 51", et deux lignes sur la "pratique avancée". Pour réagir, merci de partager l’article ou de diffuser le pdf en téléchargement en bas de page ! Et un petit clic sur "j’aime" en bas d’article pour nous encourager !
Nous sommes des professionnels (formation, compétences, diplôme en Licence, décret d’acte, code de déontologie) :
– si les infirmières doivent faire plus d’actes médicaux, il faut enfin réactualiser le décret d’actes de 2004,
– s’il y a besoin d’autres professionnels de santé dans les déserts médicaux, faites appel aux infirmières titulaires d’un Master en Pratique Avancée
L’article 51 de la loi Bachelot du 21 juillet 2009, portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (loi HPST) autorise les « coopérations entre professionnels de santé », c’est-à-dire un protocole entre professionnels, accepté par l’Agence Régionale de Santé ARS, pour effectuer la mise en place, à titre dérogatoire et à l’initiative des professionnels sur le terrain, de transferts d’actes ou d’activités de soins qui ne figurent pas dans notre décret d’actes (dit décret de compétences).
Le refus d’un simple transfert d’actes pour gagner du temps médical
En décembre 2012, un sondage auprès de 13.234 infirmières a montré que 87 % de ces professionnels infirmiers sont hostiles aux modalités de ces coopérations art 51. http://www.syndicat-infirmier.com/87-des-infirmieres-hostiles-aux.html
Cette mesure dérogatoire est massivement rejetée car :
– 1) la formation n’est pas validante (souvent sur le tas, par le médecin qui souhaite déléguer cette tâche), et différente d’un endroit à l’autre. Les compétences sont donc discutables, en particulier la capacité de réagir correctement en cas de problème ou de complication.
– 2) ces nouveaux actes sont pratiqués sans reconnaissance statutaire. C’est d’ailleurs une fonction « kleenex », dans la mesure où si le médecin s’en va, le protocole tombe, et l’infirmière retourne à la case départ.
– 3) La dérogation consiste à autoriser des professionnels de santé à effectuer des activités ou des actes de soins qui ne sont pas autorisés par les textes régissant leur exercice professionnel : si c’est utile, pourquoi ne pas le rajouter au décret d’acte et à la formation initiale ?
« Ces protocoles de coopération permettent juste de régulariser des situations existantes, de légaliser de petits arrangements locaux » selon Thierry Amouroux, le Secrétaire Général du SNPI CFE-CGC. Mais ces protocoles ne comportent aucune garantie pour les usagers sur les qualifications et les compétences des professionnels impliqués, ainsi que sur la régularité et les modalités de leur exercice. Le développement souhaitable des partages de compétences entre professionnels de santé, ne doit pas être le prétexte à faire n’importe quoi, juste pour libérer du temps médical.
Avec les "coopérations", ce sont des compétences personnelles qui seront attribuées à des infirmières particulières pour faire des actes à la place des médecins. Il y aura des infirmières autorisées à faire ... et des infirmières non autorisées dans la même unité d’hospitalisation ! Qui s’y retrouvera ? Le patient sera informé du protocole, mais ensuite il ne saura plus qui peut faire quoi dans une même unité de soins.
S’il faut élargir les compétences infirmières :
– soit c’est juste rajouter un acte technique, et il faut alors le rajouter au décret d’acte des 600.000 infirmières, introduire ce nouvel apprentissage officiellement dans la formation initiale et le valider par le diplôme d’État
– soit c’est une nouvelle compétence, avec une prescription médicale limitée, sur le modèle de la sage-femme, et il faut deux années universitaires supplémentaires pour valider ces compétences, dans le cadre du métier d’infirmière de pratique avancée, validé par un Master, dans un cadre statutaire clair, sur le modèle de l’IADE.
Les pratiques avancées doivent se faire en master 2
Pour Thierry Amouroux, la solution réside dans une reconnaissance officielle et nationale de pratiques, avec une rémunération et une formation conséquentes. « Plutôt que cette coopération, propre à chaque hôpital et à chaque service, nous sommes en faveur de pratiques avancées dans un cadre clair. Des pratiques autorisées après l’obtention d’un master 2, comme dans d’autres pays d’Europe. L’infirmier de pratique avancée aura alors toute sa légitimité et pourra exercer sur tout le territoire, comme le fait un IADE aujourd’hui ».
En France, le cadre légal de l’infirmière de pratique avancée IPA est l’article 119 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé. Hélas, aucun texte d’application n’est paru, et les travaux n’ont même pas commencé (référentiel d’activité, de compétences, de formation, cadre statutaire et grille salariale).
Environ 200 infirmières de pratique avancée ont déjà été formées à l’Université d’Aix Marseille, le Master sciences cliniques infirmières (cancérologie, gérontologie, parcours complexes de soins) et à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, le Master Sciences cliniques en soins infirmiers (santé mentale, maladies chroniques, douleur et soins palliatifs). Il faut étendre ces Masters, en combinant la valorisation de la VAE et la formation universitaire professionnalisante.
Ce nouveau métier ne concernera que quelques milliers de personnes, sur l’ordre de grandeur des effectifs actuels d’infirmières spécialisées (IADE, IBODE, puéricultrices). A l’étranger seulement 5% des infirmières font de tels masters, mais cet échelon intermédiaire entre l’infirmière à Bac +3 et le médecin à Bac +9 est indispensable, en particulier pour la prise en soins des patients chroniques et des personnes âgées.
http://www.syndicat-infirmier.com/-Observatoire-Emplois-Metiers-.html
Dans la presse :
– http://www.boursorama.com/actualites/france-philippe-presente-son-plan-contre-les-deserts-medicaux-2898074ca9db509d5e0033957d6e9d8a
– http://www.miroirsocial.com/actualite/15134/delegation-des-taches-en-desert-medical-les-infirmiers-ne-sont-pas-des-tacherons
– https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Vu-dans-la-presse/22884-Delegation-taches-infirmiers-reticents
– http://www.boursier.com/actualites/reuters/philippe-presente-son-plan-contre-les-deserts-medicaux-210331.html
Une perte de chance pour les patients
Véritable manipulation des textes officiels sur les actes et compétences des infirmières, ce "protocole de coopération" entre individus, est une brèche grande ouverte dans un dispositif jusque là destiné à garantir la sécurité des patients : formation initiale basée sur un programme officiel fixé par arrêté, évaluation des compétences acquises par le moyen d’un examen, et attribution d’un diplôme d’Etat habilitant à un exercice règlementé et protégé, au nom de la santé publique et de la sécurité des patients.
Selon le rapport de la HAS, sur 91 demandes, seulement 25 protocoles différents ont été autorisés, pour 1190 professionnels (430 délégués et 760 délégants). A lui seul, le protocole ASALEE (travail en équipe pour la prise en charge du diabète) représente 487 professionnels médecins et IDE.
Certains protocoles sont des transferts d’actes techniques :
– Réalisation de ponction médullaire en crête iliaque
– Réalisation de bilan urodynamique
– Prélèvements de cornées sur personnes décédées
Mais en 2013, à la demande de l’APHP, l’ARS Ile de France a autorisé un protocole d’une toute autre nature « Consultation infirmière de suivi des patients traités par anticancéreux oraux à domicile, délégation médicale d’activité de prescription » (voir les documents en téléchargement, ainsi que sur leur site http://www.iledefrance.paps.sante.fr/Les-protocoles-autorises-en-Il.142052.0.html ).
Dans ce protocole, les actes réalisés par l’IDE et leur nature dérogatoire sont précisés pages 3 et 4 :
– Prescription d’examens biologiques et radiologiques selon des critères stricts en fonction de protocoles validés spécifiques à chaque molécule et leur interprétation suivie de décision.
– Réponse à des questions médicales et décision d’orientation du patient.
– Prescription de certains médicaments à but symptomatique pour traiter les effets indésirables des traitements anticancéreux (la prescription de médicaments ne concerne pas les anticancéreux eux mêmes) : antiémétiques ; anxiolytiques ; antibiotiques de la classe des cyclines, anti-diarrhéiques, topiques cutanés
– Décision de renouvellement de la chimiothérapie orale selon la recommandation du protocole spécifique, après appréciation clinique et interprétation de comptes rendus d’examens paracliniques. »
Certains patients seront donc vus par un cancérologue, d’autres par une "infirmière protocolisée" : n’y a t-il pas là une médecine à deux vitesses ? Et une perte de chance pour certains patients ? Les patients "du secteur privé" paieront pour voir le cancérologue, mais ceux qui n’ont pas les moyens ?
Dans 25 pays, 330.000 infirmières en pratique avancée peuvent disposer de telles compétences après deux années d’études supplémentaires validées par un Master. Toutes les études scientifiques ont prouvées l’intérêt de ce métier intermédiaire entre l’infirmière à Bac +3 et le médecin à bac +9 ou +12. L’exemple a été donné par les USA dans les années 1960, et il y a aujourd’hui 158.348 « infirmières praticiennes » et 59.242 « infirmières cliniciennes spécialisées », toutes titulaires d’un Master. En Europe, de l’Irlande à la Finlande, ces infirmières diplômées d’un Master peuvent prescrire des médicaments et assurer le suivi des patients chroniques.
Dans ce protocole de l’ARS île de France, la seule ambition est de gagner du temps médical, avec une formation plus que symbolique (pages 9 et 10) :
– une « formation théorique de 45 heures », validée par une simple « attestation de suivi de la formation » !
– une formation pratique de 20 heures, consistant à « avoir participé à des consultations médicales avec deux à trois oncologues médicaux (soit entre 20-25 malades vus) », avant de réaliser « 10 consultations supervisées par un médecin avec prescriptions de traitements des effets indésirables des anticancéreux et d’examens (biologiques, radiologiques). »
« Avec 50 ans de recul, les pays anglo-saxons estiment nécessaires deux années universitaires supplémentaires pour valider ces compétences, mais pour l’ARS d’ile de France, avec 45 heures de présence, une infirmières est jugée légalement apte à prescrire cinq types de médicaments ! » dénonce Thierry Amouroux, le Secrétaire Général du SNPI CFE-CGC
« Si l’on reste dans cette logique, alors cela revient à estimer qu’en une année une infirmière serait apte prescrire tous les médicaments, ou même à remplacer un médecin ? Si 45 heures de présence pour prescrire ces médicaments, ce n’est pas dangereux pour les patients, comment justifier qu’il faille encore neuf années laborieuses pour former un médecin ? Pour faire face à la démographie médicale, les autorités préparent elles des soins low cost dans le cadre d’un système de santé à deux vitesses ? » précise le SNPI, Syndicat National des Professionnels Infirmiers salariés.
Pire, ce protocole est proposé par un établissement de l’AP-HP, mais l’ARS d’ile de France l’a validé pour tout « lieu d’exercice de l’oncologue : établissement de santé, cabinets médicaux,…. » !
Par ailleurs, on ne peut accepter de valider des acquis par une formation au rabais, un examen entre soi, ou une attestation de présence sur une chaise.
Car avec un tel protocole dérogatoire, qui sera responsable en cas d’erreur dommageable pour le patient, voire de faute ?
– L’ARS qui habilite ces professionnels pour un protocole de coopération ?
– La HAS qui aura validé le protocole ?
– L’établissement de santé qui en sera le bénéficiaire ?
– Le médecin qui aura délégué sa tâche ?
– L’infirmière qui pratiquera un exercice sous couvert d’une "coopération" dérogatoire aux actes autorisés ?
Ce protocole contesté a fait l’objet :
– de recours gracieux du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI CFE-CGC devant l’ ARS, le ministère et la Haute Autorité de Santé HAS (4 mars 2013) http://www.syndicat-infirmier.com/Cancerologie-low-cost-45h-de.html
– d’une saisine du Défenseur des Droits, Dominique BAUDIS (20 mars 2013) http://www.syndicat-infirmier.com/Saisine-du-Defenseur-des-Droits.html
– d’une mission parlementaire de la Commission des Affaires Sociales du Sénat, sous la coprésidence de Catherine GENISSON et Alain MILON (26 mars 2013) http://www.syndicat-infirmier.com/Cancerologie-low-cost-le.html
– d’une saisine du Haut Conseil de la Santé Publique par le Conseil de l’Ordre des Infirmiers d’île de France, car contraire aux règles de bonnes pratiques (22 avril 2013) http://www.syndicat-infirmier.com/L-ordre-condamne-la-cancerologie.html
– d’une intersyndicale, qui doit être reçue par le Cabinet de la Ministre en juin 2013 http://www.syndicat-infirmier.com/Intersyndicale-CFE-CGC-FO-SNICS.html
– d’une condamnation du Haut Conseil des Professions Paramédicales qui a demandé son retrait http://www.syndicat-infirmier.com/Le-HCPP-condamne-a-son-tour-la.html