Accès direct, orientation, soins relationnels : les grands absents du nouveau décret infirmier

12 septembre 2025

Le décret rela­tif aux acti­vi­tés et com­pé­ten­ces de la pro­fes­sion infir­mière est en pré­pa­ra­tion. Il doit tra­duire dans le Code de la santé publi­que la loi votée en juin 2025 sur la pro­fes­sion infir­mière. C’est un texte tech­ni­que, des­tiné à pré­ci­ser les actes, les com­pé­ten­ces, les rôles. Mais der­rière les détails juri­di­ques se joue un enjeu beau­coup plus large : com­ment la France veut-elle reconnaî­tre et uti­li­ser les infir­miè­res pour répon­dre à la crise d’accès aux soins ?

Le projet trans­mis fin sep­tem­bre par le minis­tère de la Santé mérite une lec­ture atten­tive. Il contient des avan­cées. Mais aussi des silen­ces inquié­tants, et même des reculs par rap­port aux inten­tions affi­chées lors du débat par­le­men­taire.

La tech­ni­cité, mais pas la vision

Le texte décrit de manière détaillée l’acti­vité infir­mière : ana­lyse, réa­li­sa­tion, orga­ni­sa­tion et évaluation des soins. Il intro­duit la tra­ça­bi­lité, le suivi des par­cours de santé, et défi­nit pour la pre­mière fois la consul­ta­tion infir­mière comme une démar­che cli­ni­que struc­tu­rée. Autant de points qui moder­ni­sent le décret vieux de vingt ans.

Mais cette tech­ni­cité se fait au détri­ment de la vision. Les débats par­le­men­tai­res avaient insisté sur deux leviers majeurs : l’accès direct aux infir­miè­res et leur rôle d’orien­ta­tion dans le sys­tème de soins. Ces éléments ne figu­rent pas dans le projet de décret. Le risque est simple : réduire la réforme à une mise à jour for­melle, sans impact concret pour les patients.

L’accès direct, un droit oublié

Aujourd’hui, beau­coup de patients se heur­tent à une bar­rière : il faut une pres­crip­tion médi­cale pour voir une infir­mière. Or, dans les faits, ce sont sou­vent elles qui assu­rent la pre­mière ligne : sur­veillance d’un dia­bète, suivi d’une plaie, accom­pa­gne­ment d’un parent dépen­dant. Pendant les débats par­le­men­tai­res, plu­sieurs dépu­tés et séna­teurs avaient insisté sur l’impor­tance d’ouvrir la porte de l’accès direct.

Le projet de décret en reste muet. La consul­ta­tion infir­mière est défi­nie, mais rien n’indi­que qu’un patient puisse s’y rendre sans passer par un méde­cin. C’est comme cons­truire une maison sans porte d’entrée. On peut mul­ti­plier les belles pièces, elles res­tent inac­ces­si­bles. alerte Thierry AMOUROUX, le Porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI.

Orienter, mais sans le dire

Autre silence préoc­cu­pant : l’orien­ta­tion. Dans un sys­tème de santé devenu un véri­ta­ble laby­rin­the, les infir­miè­res sont sou­vent celles qui tien­nent le fil d’Ariane. Elles connais­sent les patients, les famil­les, les réseaux locaux. Elles savent où adres­ser, qui appe­ler, com­ment déblo­quer une situa­tion.

Le projet de décret se contente de parler de « coor­di­na­tion » et de « pla­ni­fi­ca­tion ». Des mots tech­ni­ques, admi­nis­tra­tifs. Rien sur la capa­cité expli­cite d’orien­ter les per­son­nes vers la bonne res­source. Comme si ce rôle, pour­tant cen­tral dans la réa­lité du ter­rain, ne pou­vait être assumé offi­ciel­le­ment.

Les soins rela­tion­nels, invi­si­bles

Lors du vote de la loi, un amen­de­ment adopté par l’Assemblée Nationale avait été rejeté par le Sénat : celui de défi­nir les soins rela­tion­nels dans la loi. Le gou­ver­ne­ment avait alors promis : ce sera fait dans le décret. Mais là encore, l’enga­ge­ment n’est pas tenu.

"Le texte men­tionne bien que les soins peu­vent être « rela­tion­nels ». Mais sans jamais les décrire, ni leur donner de contenu. Or, ce sont ces soins qui cons­trui­sent l’alliance thé­ra­peu­ti­que. Ce sont eux qui per­met­tent à une per­sonne atteinte de cancer de sup­por­ter une chi­mio­thé­ra­pie. Ce sont eux qui aident un malade d’Alzheimer à retrou­ver un moment de séré­nité. Ce sont eux qui don­nent du sens au soin. Les invi­si­bi­li­ser dans le décret, c’est nier ce qui fait la spé­ci­fi­cité du métier infir­mier." alerte Thierry AMOUROUX.

Une pres­crip­tion réduite au mini­mum

Le projet reconnaît aux infir­miè­res un droit de pres­crip­tion, comme le pré­voit la loi. Mais il res­treint ce droit aux seuls pro­duits et exa­mens « dans le domaine des soins infir­miers ». Une for­mule vague, et sur­tout res­tric­tive.

La loi avait prévu une déro­ga­tion large à l’exer­cice illé­gal de la méde­cine, pré­ci­sé­ment pour per­met­tre aux infir­miè­res de pres­crire dans le champ néces­saire aux soins. Le décret revient en arrière. C’est comme confier un trous­seau de clés et en reti­rer les plus utiles. dénonce le SNPI.

Une délé­ga­tion sans base légale

Le point le plus pro­blé­ma­ti­que est ailleurs. Le projet de décret en Conseil d’Etat intro­duit une nou­veauté : la pos­si­bi­lité de délé­guer cer­tains actes infir­miers aux aides-soi­gnants, aux auxi­liai­res de pué­ri­culture ou aux accom­pa­gnants éducatifs et sociaux. Or, la loi du 27 juin 2025 n’a jamais évoqué cette délé­ga­tion.

C’est donc une créa­tion pure­ment régle­men­taire, sans base légale. Et une dérive dan­ge­reuse. Car les soins infir­miers ne se rédui­sent pas à des gestes tech­ni­ques. Ils englo­bent la sur­veillance cli­ni­que, l’évaluation per­ma­nente de l’état du patient, les soins rela­tion­nels. Déléguer ces tâches, c’est pren­dre le risque de bana­li­ser des actes qui néces­si­tent un juge­ment cli­ni­que. C’est aussi expo­ser le texte à un conten­tieux pour excès de pou­voir.

L’affir­ma­tion du rôle auto­nome infir­mier ne peut être concrète que si l’on pro­tège ses com­pé­ten­ces-clés : rai­son­ne­ment cli­ni­que, évaluation, éducation, coor­di­na­tion, pres­crip­tion. Cela impli­que de pré­ser­ver la fron­tière entre ce qui peut être confié à une aide-soi­gnante, et ce qui relève intrin­sè­que­ment de la com­pé­tence infir­mière.

En conclu­sion, la dif­fé­ren­cia­tion entre infir­mière et aide-soi­gnante n’est ni cor­po­ra­tiste ni arbi­traire : elle découle direc­te­ment du niveau de for­ma­tion, de la res­pon­sa­bi­lité enga­gée, et de la nature des com­pé­ten­ces requi­ses. C’est au contraire un gage de sécu­rité pour les patients, de clarté pour les équipes, et de reconnais­sance pour chaque métier.

Le rôle propre infir­mier ne peut être délé­gué qu’à la marge, sur des actes sim­ples et sta­bi­li­sés. Il repose sur un socle de com­pé­ten­ces, de res­pon­sa­bi­li­tés et de réflexions cli­ni­ques que la for­ma­tion aide-soi­gnante ne pré­pare pas à assu­mer. Toute ten­ta­tive de dilu­tion de cette fron­tière serait un recul pour la qua­lité et la sécu­rité des soins. Valoriser l’aide-soi­gnante, c’est reconnaî­tre son rôle spé­ci­fi­que, pas lui confier ce pour quoi elle n’est ni formée, ni pro­té­gée.

Les urgen­ces, un risque de recul

Le projet de décret détaille le rôle des infir­miè­res en situa­tion d’urgence : pro­to­co­les signés par un méde­cin, puis actes conser­va­toi­res. En appa­rence, rien de cho­quant. Mais le diable est dans les détails. La logi­que du texte semble enfer­mer les infir­miè­res dans des pro­cé­du­res pro­to­co­li­sées, là où la pra­ti­que avait reconnu leur droit à agir de plein droit face à une urgence.

Dans une maison de retraite, dans un vil­lage isolé, aux urgen­ces satu­rées, ce sont sou­vent elles qui doi­vent pren­dre la pre­mière déci­sion. Les enfer­mer dans des pro­to­co­les, c’est réduire leur capa­cité d’ini­tia­tive, et donc mettre en danger les patients.

Le fil rouge : un recul par rap­port au Parlement

Le cons­tat est clair. Ce projet de décret reprend une partie de la loi. Mais il efface plu­sieurs avan­cées obte­nues au Parlement :
 L’accès direct des patients, absent.
 Le rôle d’orien­ta­tion, dilué.
 Les soins rela­tion­nels, invi­si­bles.
 La pres­crip­tion, res­treinte.
 La délé­ga­tion, intro­duite sans base légale.

C’est une manière de neu­tra­li­ser l’élan légis­la­tif, en reve­nant au texte ini­tial pré­paré par l’admi­nis­tra­tion avant les débats.

Une réforme n’a de valeur que si elle change la vie réelle des patients et des soi­gnants. Reconnaître l’accès direct aux infir­miè­res, c’est offrir une réponse immé­diate à des mil­lions de per­son­nes qui n’ont plus de méde­cin trai­tant. Reconnaître le rôle d’orien­ta­tion, c’est flui­di­fier des par­cours deve­nus inex­tri­ca­bles. Reconnaître les soins rela­tion­nels, c’est valo­ri­ser la dimen­sion humaine du soin, celle qui donne du sens et de l’effi­ca­cité.

À l’inverse, intro­duire une délé­ga­tion sans base légale, c’est fra­gi­li­ser la pro­fes­sion et expo­ser les patients à des rup­tu­res de sécu­rité.

La confiance entre soi­gnants et patients, mais aussi entre pro­fes­sion­nels de santé et pou­voirs publics, se cons­truit sur la cohé­rence. Le Parlement a voté une loi. Le décret doit la res­pec­ter. En ten­tant de rogner cer­tains acquis, l’admi­nis­tra­tion envoie un mau­vais signal.

Le sys­tème de santé fran­çais est à un car­re­four. Il peut conti­nuer à s’enfer­mer dans des logi­ques hié­rar­chi­ques et médi­calo-cen­trées. Ou il peut s’appuyer plei­ne­ment sur les com­pé­ten­ces infir­miè­res, reconnues et valo­ri­sées, pour garan­tir l’accès aux soins.

Ce projet de décret peut encore évoluer. La concer­ta­tion est ouverte. Aux infir­miè­res, aux syn­di­cats, aux asso­cia­tions de patients, aux élus, de se mobi­li­ser pour rap­pe­ler l’essen­tiel : l’infir­mière n’est pas une exé­cu­tante, mais une pro­fes­sion­nelle de santé auto­nome, capa­ble d’ini­tier, d’orien­ter, d’accom­pa­gner, de pres­crire. Refuser cette réa­lité, c’est refu­ser de soi­gner la France d’aujourd’hui.

Pour sa part, le SNPI a for­mulé plu­sieurs amen­de­ments cor­rec­tifs, pour que le décret reste dans l’esprit de la loi.

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Les textes régle­men­tai­res atten­dus :

*** En cours de concer­ta­tion : le pré­sent décret en Conseil d’État, pour pré­ci­ser les domai­nes d’acti­vi­tés et de com­pé­ten­ces des infir­miers.

*** Au point mort :
• Un arrêté du minis­tre chargé de la santé pour fixer, dans chacun des domai­nes d’acti­vi­tés, la liste des actes et soins réa­li­sés par les infir­miers.
• Un arrêté des minis­tres char­gés de la santé et de la sécu­rité sociale, pour établir la liste des pro­duits de santé et des exa­mens com­plé­men­tai­res que pour­ront pres­crire les infir­miers.
• Un décret en Conseil d’État pour pré­ci­ser les condi­tions de la consul­ta­tion infir­mière.
• Des décrets en Conseil d’État pour pré­ci­ser les moda­li­tés de la pra­ti­que avan­cée dans chaque spé­cia­lité (IADE, IBODE, IPDE).
• Un décret en Conseil d’État pour pré­ci­ser l’appli­ca­tion de l’arti­cle concer­nant la spé­cia­lité auto­nome des infir­miè­res sco­lai­res.

*** Déjà réa­lisé :
 le décret du 4 sep­tem­bre 2025 sur le rôle et les mis­sions des infir­miers coor­di­na­teurs IDEC en EHPAD
https://syn­di­cat-infir­mier.com/Infirmiers-coor­di­na­teurs-en-EHPAD-decret-IDEC.html
 l’arrêté du 5 sep­tem­bre 2025 qui fixe la liste des diplô­mes et cer­ti­fi­cats per­met­tant aux infir­miers anes­thé­sis­tes d’exer­cer en pra­ti­que avan­cée.
https://syn­di­cat-infir­mier.com/Reconnaissance-IADE-en-pra­ti­que-avan­cee-arrete-du-05-09-25.html

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Voir également :
 Le SNPI qui a eu connais­sance du projet de décret rela­tif aux acti­vi­tés et com­pé­ten­ces de la pro­fes­sion infir­mière actuel­le­ment en pré­pa­ra­tion, note que ce texte contient des avan­cées mais aussi des silen­ces inquié­tants, et même des reculs par rap­port aux inten­tions affi­chées lors du débat par­le­men­taire.
https://www.san­te­men­tale.fr/2025/09/decret-infir­mier-des-oublis-essen­tiels/
 La réforme infir­mière, portée par la loi du 27 juin 2025, visait à donner un cadre inédit aux mis­sions et à l’auto­no­mie de la pro­fes­sion. Pourtant, le projet de décret d’appli­ca­tion en cours de concer­ta­tion est perçu par le SNPI comme un texte qui réduit la portée de cette avan­cée et risque d’en limi­ter l’impact. Le syn­di­cat pointe trois omis­sions majeu­res : l’absence d’accès direct clair pour les patients, une défi­ni­tion impré­cise des soins rela­tion­nels et une res­tric­tion du droit de pres­crip­tion, en retrait par rap­port à la loi.
https://www.cadu­cee.net/actua­lite-medi­cale/16647/le-projet-de-decret-n-appli­que-pas-la-loi-infir­miere-il-la-cor­rige.html
 Décret infir­mier : le SNPI alerte sur la déna­tu­ra­tion de la loi et saisit les par­le­men­tai­res https://toute-la.veille-acteurs-sante.fr/236328/decret-infir­mier-le-snpi-alerte-sur-la-dena­tu­ra­tion-de-la-loi-et-saisit-les-par­le­men­tai­res-com­mu­ni­que/

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