Données probantes et lien de confiance : l’art infirmier de la décision partagée

28 mai 2025
Dans une époque où chaque décision clinique est scrutée, évaluée, rationalisée, la tentation est grande de croire que la qualité des soins ne tient qu’à l’application stricte de protocoles. Mais dans la réalité du terrain, la vérité est plus subtile. Car ce qui soigne, ce n’est pas seulement ce qui est prouvé. C’est aussi ce qui est accepté, compris, partagé. Là réside toute la singularité de la pratique infirmière : articuler les données probantes avec les préférences, les besoins et les valeurs du patient, dans une relation de soin fondée sur la confiance.
Des preuves pour soigner mieux, pas pour soigner à la place
La recherche en soins infirmiers n’a jamais été aussi dynamique. Chaque année, des dizaines d’études viennent documenter l’efficacité des protocoles de prévention des escarres, les meilleures pratiques en soins de plaies, l’impact du soutien relationnel en psychiatrie, ou encore les stratégies éducatives les plus efficaces dans les maladies chroniques. Ces résultats, rigoureusement validés, permettent de guider les choix cliniques, d’optimiser les ressources, de renforcer la sécurité des patients.
Mais une donnée probante, aussi solide soit-elle, ne suffit pas à elle seule. Elle indique ce qui fonctionne en moyenne, dans un contexte donné. Elle ne dit rien de ce que ce patient-là, dans ce moment précis de sa trajectoire, est prêt à entendre, à recevoir, à mettre en œuvre.
On l’oublie parfois, mais la démarche fondée sur les preuves, dans le champ infirmier, n’est pas un simple alignement sur la médecine fondée sur les faits. Elle repose sur une triangulation spécifique, indissociable : les meilleures données issues de la recherche, l’expertise clinique du professionnel, et les préférences, besoins et valeurs du patient. C’est bien cette articulation – entre science, savoir-faire et relation – qui donne sa pertinence et sa justesse à la décision de soin. Retirer un seul de ces piliers, et l’édifice vacille. L’excellence infirmière, c’est précisément cette capacité à conjuguer ces trois dimensions dans chaque situation singulière.
Le soin ne se prescrit pas : il se construit
Les infirmières ne se contentent pas d’appliquer des savoirs. Elles les traduisent, les ajustent, les incarnent. Leur expertise clinique, nourrie par l’expérience et la formation, leur permet d’évaluer la pertinence d’une intervention dans une situation réelle. Mais c’est surtout leur proximité avec les patients qui les rend capables de faire le pont entre la théorie et la vie.
Une femme âgée qui refuse une contention pourtant recommandée, un jeune diabétique qui ne suit pas les consignes diététiques, un patient cancéreux qui décline un traitement douloureux pour préserver sa qualité de vie : autant de cas où l’écoute, la négociation, le respect de l’autonomie doivent primer sur la stricte application de la norme. La meilleure recommandation scientifique perd toute efficacité si elle est vécue comme une contrainte.
La coconstruction, socle invisible mais fondamental de la qualité des soins
Dans le soin infirmier, il n’y a pas de place pour la verticalité. La décision se construit ensemble, à partir de ce que dit la science, mais aussi de ce que dit la personne. Et cette alliance thérapeutique ne se décrète pas : elle se tisse dans la durée, par une posture professionnelle faite de disponibilité, de constance et d’engagement.
C’est parce que l’infirmière est là, jour après jour, qu’elle peut décoder une angoisse, repérer une ambivalence, proposer un compromis. C’est parce qu’elle a su gagner la confiance du patient qu’elle peut introduire une nouvelle stratégie de soin, issue de la recherche, sans la vivre comme une rupture ou une imposition.
Cette capacité à coconstruire le soin avec le patient est une compétence à part entière. Elle ne s’enseigne pas dans les manuels, mais elle se développe, se renforce, se transmet. Elle est au cœur du métier infirmier, et pourtant, elle reste trop souvent ignorée dans les référentiels officiels.
Pour que les données probantes irriguent réellement les soins, il ne suffit pas de publier des articles scientifiques. Il faut créer les conditions concrètes de leur appropriation sur le terrain : temps dédié à l’analyse des recommandations, accès aux ressources, formation à la lecture critique, soutien des cadres et des institutions. Mais il faut aussi reconnaître la légitimité de l’infirmière à adapter ces données en fonction de la réalité clinique et relationnelle.
Ce n’est pas un renoncement à la science. C’est, au contraire, son humanisation. Faire des soins fondés sur les preuves ne signifie pas imposer des standards rigides. Cela signifie utiliser les meilleures connaissances disponibles pour nourrir une décision individualisée, partagée, et profondément humaine.
Le soin comme alliance, et non comme application
"En définitive, ce qui distingue la démarche infirmière, c’est sa capacité à relier ce que dit la science à ce que vit la personne. À faire dialoguer la rigueur de la preuve et la complexité du vécu. À transformer une donnée froide en action juste, parce qu’elle est respectueuse de la personne" précise Thierry Amouroux, le porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI.
À l’heure où la qualité des soins devient un enjeu stratégique et politique, il est temps de le reconnaître : les infirmières sont des actrices majeures de la sécurité et de l’efficience des soins. Non pas malgré leur approche relationnelle, mais grâce à elle. Parce que là où d’autres imposent, elles construisent. Parce que là où d’autres appliquent, elles adaptent. Parce que là où d’autres soignent, elles prennent soin.