Pénurie de psychotropes : quand la “grande cause nationale” manque à l’appel

1er juin 2025

Alors que le gou­ver­ne­ment affi­che sa volonté de faire de la santé men­tale une prio­rité poli­ti­que, les patients doi­vent affron­ter une réa­lité bien plus bru­tale : celle de l’indis­po­ni­bi­lité de leurs médi­ca­ments. Depuis des mois, la pénu­rie de psy­cho­tro­pes s’ins­talle. Quatorze sub­stan­ces sont aujourd’hui concer­nées, dont plu­sieurs essen­tiel­les au main­tien de l’équilibre psy­chia­tri­que : lithium, olan­zapine, ser­tra­line, et sur­tout la qué­tiapine, introu­va­ble dans de nom­breu­ses offi­ci­nes.

La qué­tiapine est pres­crite à 250 000 patients chaque année en France. Utilisée dans la schi­zo­phré­nie, les trou­bles bipo­lai­res et cer­tai­nes dépres­sions résis­tan­tes, son arrêt brutal, faute d’appro­vi­sion­ne­ment, peut entraî­ner rechute, hos­pi­ta­li­sa­tion et mise en danger du patient. Un trai­te­ment psy­cho­trope ne se modi­fie pas à la légère : il exige une adap­ta­tion lente, un suivi régu­lier, une stra­té­gie de sub­sti­tu­tion médi­ca­le­ment enca­drée. Dans les faits, les mala­des doi­vent aujourd’hui impro­vi­ser.

Il y a des man­ques dans qua­si­ment toutes les gammes de psy­cho­tro­pes, ben­zo­dia­zé­pi­nes excep­tées. Les méde­cins pres­cri­vent à l’aveu­gle, en fonc­tion des rares stocks dis­po­ni­bles. Les phar­ma­ciens ten­tent de jon­gler avec les réfé­ren­ces. Et les soi­gnants, en pre­mière ligne, doi­vent gérer l’angoisse, la colère ou la décom­pen­sa­tion des patients privés de trai­te­ment. Chaque rup­ture de trai­te­ment est sus­cep­ti­ble de pro­vo­quer des décom­pen­sa­tions aiguës, des souf­fran­ces psy­chi­ques insup­por­ta­bles, et sur­charge davan­tage des ser­vi­ces psy­chia­tri­ques déjà satu­rés.

L’ANSM a déjà déployé plu­sieurs méca­nis­mes : inter­dic­tion tem­po­raire des expor­ta­tions, dis­pen­sa­tion à l’unité, recours à la soli­da­rité euro­péenne, auto­ri­sa­tion de pré­pa­ra­tions magis­tra­les. Mais ces solu­tions relè­vent davan­tage de la rus­tine que de la stra­té­gie. Le décret n° 2021-349 pré­voyait pour­tant, dès sep­tem­bre 2021, la cons­ti­tu­tion de stocks de sécu­rité pour tous les médi­ca­ments des­ti­nés au marché natio­nal. Les indus­triels devaient élaborer des plans de ges­tion des pénu­ries (PGP) pour anti­ci­per les rup­tu­res et garan­tir la conti­nuité des trai­te­ments. Trois ans plus tard, l’inef­fi­ca­cité du dis­po­si­tif saute aux yeux. Les mesu­res pré­ven­ti­ves sont res­tées théo­ri­ques, les plans rare­ment suivis d’effets.

Le Syndicat National des Professionnels Infirmiers (SNPI) alerte régu­liè­re­ment sur ces pénu­ries. Depuis plus de dix ans, il dénonce l’aban­don pro­gres­sif des médi­ca­ments anciens, jugés peu ren­ta­bles, par les indus­triels. Pour Thierry Amouroux, porte-parole du SNPI : « Cette situa­tion accroît la souf­france des patients, mais aussi celle des soi­gnants, contraints d’annon­cer qu’ils n’ont plus de solu­tion à pro­po­ser ». Le syn­di­cat rap­pelle que les pénu­ries ou rup­tu­res d’appro­vi­sion­ne­ment se mul­ti­plient également pour les médi­ca­ments injec­ta­bles, les anti­bio­ti­ques, les anti­can­cé­reux et les pro­duits du sys­tème car­dio­vas­cu­laire. Tous concer­nent des patho­lo­gies lour­des, pour les­quel­les le défaut de trai­te­ment entraîne des pertes de chance majeu­res.

Pour le patient, l’incer­ti­tude thé­ra­peu­ti­que est dés­ta­bi­li­sante. L’infir­mière écoute, ras­sure, aide à for­mu­ler les peurs. Ce sou­tien psy­cho­lo­gi­que de proxi­mité est essen­tiel. Car face à une rup­ture de trai­te­ment, cer­tains patients peu­vent faire des ten­ta­ti­ves d’auto­mé­di­ca­tion ou consom­mer d’autres sub­stan­ces (alcool, dro­gues, anxio­ly­ti­ques détour­nés). L’infir­mier n’a pas le pou­voir de réta­blir l’appro­vi­sion­ne­ment, mais il est le der­nier rem­part contre les effets délé­tè­res de l’inter­rup­tion thé­ra­peu­ti­que. Et sur­tout, il ne laisse pas le patient seul face au vide du trai­te­ment.

Une étude publiée dans le Journal of Pharmaceutical Policy and Practice en 2020 (PMID : 32139487) confirme que les médi­ca­ments les plus anciens sont les plus affec­tés par les rup­tu­res de stock, en raison d’un modèle économique fondé sur le désin­té­rêt indus­triel pour les pro­duits peu lucra­tifs. Les indus­triels concen­trent leurs efforts sur les pro­duits inno­vants à haute marge, au détri­ment de molé­cu­les ancien­nes, pour­tant indis­pen­sa­bles. Ce choix com­mer­cial se fait sans consi­dé­ra­tion pour les réa­li­tés cli­ni­ques du ter­rain.

Le SNPI plaide pour un véri­ta­ble virage indus­triel : la France doit relo­ca­li­ser la pro­duc­tion de ses médi­ca­ments essen­tiels pour garan­tir la sou­ve­rai­neté sani­taire. Un enjeu d’autant plus cri­ti­que que les rup­tu­res se pro­lon­gent, dés­ta­bi­li­sent les par­cours de soins et met­tent les pro­fes­sion­nels en porte-à-faux à chaque ordon­nance. Sans médi­ca­ments, l’effi­ca­cité du sys­tème de soins se désa­grège.

La poli­ti­que de fixa­tion des prix du médi­ca­ment en France doit être adap­tée à l’inté­rêt des patients. Très enca­drés, les prix ren­dent le marché fran­çais moins attrac­tif. Conséquence : cer­tains médi­ca­ments pour­tant vali­dés par les agen­ces euro­péen­nes ne sont même pas com­mer­cia­li­sés. Il faut relo­ca­li­ser les pro­duc­tions essen­tiel­les, reva­lo­ri­ser économiquement les médi­ca­ments indis­pen­sa­bles, garan­tir l’accès à des inno­va­tions thé­ra­peu­ti­ques vali­dées inter­na­tio­na­le­ment.

La santé men­tale a beau être affi­chée comme prio­rité, elle reste le parent pauvre des poli­ti­ques de santé. Entre déserts psy­chia­tri­ques, pénu­ries médi­ca­men­teu­ses, manque de lits et d’attrac­ti­vité pour les jeunes méde­cins, le sys­tème vacille. Les soi­gnants ne peu­vent pal­lier seuls les défaillan­ces struc­tu­rel­les. Chaque rup­ture de stock n’est pas seu­le­ment un défaut logis­ti­que. C’est une rup­ture de confiance.

Faut-il atten­dre une tra­gé­die pour remet­tre la psy­chia­trie au cœur des poli­ti­ques de santé publi­que ?

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