Prévention des risques professionnels : orientation santé
14 août 2012
Agir aujourd’hui en prévention c’est s’obliger à repenser le travail, la gouvernance d’entreprise et l’action syndicale.
« Certes le corps n’est pas un objet,
mais pour l’homme vivre c’est aussi
connaître. Je me porte bien dans la
mesure où je me sens capable de porter
la responsabilité de mes actes, de
porter des choses à l’existence et de
créer entre les choses des rapports qui
ne leur viendraient pas sans moi, mais
qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans
elles. Et donc j’ai besoin d’apprendre
à connaître ce qu’elles sont pour les
changer. » Georges Canguilhem.
De la réparation à la prévention
Il y a une certaine légitimité à se poser
la question de la volonté de la prise
en compte de la santé au travail. Une
étape importante est constituée par la
reconnaissance et la prise en charge
des accidents du travail à la fin du XIX
siècle. La logique est alors celle de
la réparation.
Au lendemain de la seconde
guerre mondiale l’incitation à la
prévention se dessine. Pourtant il faut attendre
les années 70 pour qu’elle commence
à prendre un début de réalité.
Le changement de logique est difficile
à opérer.
Oubliée dans un premier
temps par l’effort de reconstruction et
les avancées rapides de la modernisation,
elle devient masquée quand
l’emploi entre en crise. Les espoirs nés
de la remise en question du système
production-consommation sont vite refrénés.
Il faudra les chocs de l’amiante
et les suicides dans de grandes entreprises
dans un contexte de développement
du couple néolibéral individualisation-
responsabilisation pour que la
prévention s’impose à nouveau dans
le discours. La santé au travail devient
alors une question de santé publique.
Pourtant une recommandation du Conseil
des communautés européennes (89/391
du 12 juin 89) visant à « promouvoir l’amélioration
de la santé et de la sécurité des
travailleurs au travail » avait donné un cadre.
Le Conseil s’inquiétait alors que les différences
de réglementation entre les Etats
permettent une « concurrence qui s’effectue
au détriment de la sécurité et de la santé
». Il considérait « indispensable qu’ils (les
travailleurs et/ou leurs représentants) soient
à même de contribuer, par une participation
équilibrée conformément aux législations
et/ou pratiques nationales, à ce que
les mesures de protection soient prises ».
Vingt ans plus tard, le Cahier d’Unifaf
Connaître, prévenir et prendre en compte
les situations de souffrance au travail, évoquant
Yves Clot (2010), note que « les dispositions
ministérielles récentes sont le signe
d’une carence majeure dans les logiques
de dialogue social ». On pourra pointer la
priorité donnée aux contraintes budgétaires
des employeurs. Mais il faut ajouter l’investissement
insuffisant des organisations syndicales
de salariés pour les questions de santé
et la priorité donnée à l’emploi sur le travail.
A cela, il faut ajouter la complexité de
ces questions de santé. La définition de
l’OMS en 1946 conduit à ouvrir un chantier
de grande envergure. « La santé est
un état complet de bien-être physique,
mental et social et ne consiste pas seulement
en une absence de maladie ou
d’infirmité ». Cinquante ans plus tard la
notion de bien-être au travail viendra
s’inscrire en lieu et place de celle de souffrance
au travail. Le domaine d’intervention
de la santé au travail ne peut plus
se limiter à la réparation des accidents
et à quelques maladies professionnelles.
L’orientation est confirmée dans la conception
de la prévention. Des primaire, secondaire
et tertiaire seule la prévention primaire relève
véritablement de la prévention. La seconde
allège les effets négatifs et la troisième répare les
dégâts causés par l’environnement professionnel.
La résistance des employeurs à l’étude des causes de la souffrance au travail reste forte.
Au fil des années les salariés font état de souffrances
non seulement physiques mais psychiques. Si, contrairement
à une idée reçue, les problèmes physiques ne
sont pas en récession, les troubles relevant de la santé
mentale sont de plus en plus fréquents. Alors que les
premiers pouvaient faire l’objet d’un traitement par la
seule médecine les seconds nécessitent une approche
psychosociale et ouvrent une nouvelle complexité.
L’OMS définit la santé mentale comme un « état de
bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel,
de faire face aux difficultés normales de la vie,
de travailler avec succès et de manière productive
et d’être en mesure d’apporter une contribution à la
communauté ». Cette définition renvoie à quelques éléments fondamentaux des débats et textes
réglementaires de ces dernières années :
la possibilité de se construire et de se réaliser
dans le travail, l’équilibre entre capacité
personnelle et charge de travail, la nécessité
de pouvoir s’inscrire dans des collectifs.
La directive européenne que nous avons citée
fera l’objet d’une transcription en droit français
avec la loi du 31 décembre 91. Les principes
fondamentaux de la protection des travailleurs
sont inscrits dans le code du travail. L’article
L 230-2, aujourd’hui L 4121-1 fixe les obligations
de l’employeur : Il « prend les mesures
nécessaires pour assurer la sécurité et protège
la santé physique et mentale des travailleurs ».
Ces mesures comprennent :
Des actions de prévention des risques professionnels,
Des actions d’information et de formation,
La mise en place d’une organisation et de
moyens adaptés.
Le 7 novembre 2001, le décret 2001-1016 « portant
création d’un document relatif à l’évaluation
des risques pour la santé et la sécurité
des travailleurs » est publié. La circulaire n° 6
du 18 avril 2002 apporte des précisions d’application.
« L’évaluation a priori des risques
constitue un des principaux leviers de progrès
de la prévention des risques professionnels
au sein de l’entreprise »
La circulaire fait état
de l’apparition de nouveaux risques professionnels
: amiante, risques à effets différés liés
aux substances dangereuses, troubles musculo-
squelettiques, risques psychosociaux…
L’évaluation formalisée dans le document
unique assure la « traçabilité » de l’évaluation
et « doit contribuer au dialogue social dans
l’entreprise en vue de la préparation et de la
réalisation des mesures de prévention ».
Dix ans plus tard, en 2012, où en sommes-nous ?
La notion de risques psychosociaux n’est
toujours pas stabilisée et le lien entre les
troubles et les conditions de travail reste
difficile à cerner. Rapports, dispositions
réglementaires et injonctions ou obligation
de négocier n’ont pas enrayé la
montée du mal être et des accidents.
Deux logiques continuent de s’affronter.
Employeurs et salariés s’opposent
sur la responsabilité des salariés et des
contraintes et de l’organisation du travail.
Si la souffrance ne peut plus faire l’objet
d’un déni, l’acceptation de l’étude
des causes et des changements qui
devraient être apportés n’est pas acquise.
Alors que le débat devrait être objectif à partir des données cliniques et techniques,
il est recouvert par des enjeux idéologiques et maintenu dans une certaine impuissance.
La clinique de l’activité a démontré depuis déjà de nombreuses années que ce
n’étaient pas les salariés qui étaient malades mais le travail lui-même. Les employeurs
restent fermés à la négociation car la prévention représente un coût que les tensions
économiques actuelles découragent d’engager. Les organisations syndicales de salariés
peinent à ouvrir un nouveau front qui les obligerait à changer de méthodologie.
A notre décharge il faut d’abord rappeler la complexité de la question de la santé ; un état
de bien-être physique, mental et social. Le volet physique relevant de la médecine peut faire
l’objet d’une revendication d’indemnisation pour être pris en charge. Des nuances sont cependant
à mentionner en raison des liens entre psyché et soma. Ainsi les troubles musculo-squelettiques
dont la fréquence d’apparition est liée aux conditions de travail qui se dégradent. L’usure
serait moins due à la répétition d’un geste qu’à l’empêchement d’une certaine liberté d’agir sur
le choix des gestes. Quand au bien-être mental et social, il nécessite une approche et des moyens
pluridisciplinaires dont nous ne disposons pas. Pourtant ils devraient être présents dans l’évaluation.
Les définitions des troubles psychosociaux sont nombreuses. Elles ont en commun de renvoyer
à l’organisation du travail. Ainsi pour l’ARACT Nord Pas de Calais, ce sont des risques professionnels.
Ils font référence aux effets possibles du travail, de son organisation, de son contenu et de
ses exigences sur la santé physique, psychique et
sociale des salariés.
Pour le Collège d’expertise
sur le suivi des risques psychosociaux, ce sont les
risques pour le travail à travers des mécanismes
sociaux. Le danger est créé par l’interaction d’une
situation sociale (organisation, statut, conditions
économiques) avec le psychisme. Pour le cabinet
Emergences les risques psychosociaux sont
le fait qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne
pas entre le fonctionnement social de l’organisation
du travail et le fonctionnement psychique.
Le rapport Lachmann renvoyait à la question
du management. Après avoir dû abandonner
l’explication de la faiblesse des salariés, la
responsabilité a été rejetée sur les managers.
En application causale simple il a été demandé aux écoles supérieures de mieux
former les managers. Très peu d’écoles se sont exécutées. A l’inverse les entreprises
se sont empressées de fournir des stages de management à leurs cadres. Pendant
ce temps le lien entre les organisations et les troubles continuait à être dénié. Toutes
les directives et l’action de l’Etat risquent d’être de peu d’effets tant que les conditions
de travail resteront le domaine réservé des employeurs et que nous ne parviendrons
pas à objectiver leurs effets et les risques qu’ils font peser sur la santé des salariés.
Un exemple significatif de la résistance et de la pression des employeurs a été
donné lors de l’incitation à négocier sur les risques psychosociaux, qui avait
été appuyée par l’affichage d’un classement sur un site ministériel : les entreprises
qui avaient engagé (pastille orange), ou conclu des accords (pastille
verte) ou pas (pastille rouge). Au bout d’une dizaine de jours le ministère a
dû interrompre l’affichage à la suite des réactions des employeurs. Attitude
d’autant plus dérisoire que la pastille ne disait rien du contenu des accords.
La nécessité d’une nouvelle approche méthodologique
Ces dernières années plusieurs obligations de négociations ont été posées (séniors,
égalité femmes- hommes, risques psychosociaux, pénibilité…). La plupart des
accords se sont bornés à une déclaration d’intention. Très peu ont entrainé des
changements dans l’organisation et le contenu du travail. Pourtant des données sont
disponibles. Une enquête dans une quinzaine de pays européens, citée dans le récent
Dictionnaire du travail montre que les « organisations fondées sur la coopération et
la mise en valeur des compétences proposent les meilleures conditions de travail ».
Face à ce constat il nous faut modifier notre approche méthodologique. D’une
part, il est urgent de reprendre la lecture des textes qui fixent le cadre de l’action
de prévention et qui nous donnent un certain nombre d’appuis pour engager
de véritables négociations. D’autre part il convient de repartir de la
parole des salariés qui seuls peuvent faire état de la façon dont ils vivent l’organisation
et les risques qui pourraient en découler. La représentation de la prévention
des risques professionnels n’est pas seulement une donnée médicale
mais aussi une construction sociale qui dépend des salariés.
Le syndicat doit
être porteur de la parole et de la représentation des salariés. Nous sommes une
organisation apprenante qui doit travailler de concert avec des spécialistes des
différents champs mobilisés par la santé (médecine, droit, psychologie, sociologie,
ergonomie, philosophie politique, économie…), autant que nous en avons besoin.
En reprenant quelques éléments historiques concernant la prévention, nous avons
voulu montrer que la solution ne consiste pas à empiler de nouveaux textes,
mais à construire à partir de ceux qui devraient déjà porter des fruits, pour peu
que nous sachions les cultiver. Il serait tentant de solliciter une obligation de
négocier les conditions de travail. Mais les éléments juridiques existent déjà.
Où en sommes-nous dans nos institutions de l’évaluation des risques ?
Où en sommes-nous de l’analyse de l’organisation et du contenu du travail
? Utilisons-nous le CHSCT pour demander une présentation des
changements qui modifient les conditions de travail ? Utilisons-nous le CHSCT
pour porter la représentation du travail que se font nos collègues salariés ?...
Car enfin, comment pourrions-nous prévenir les risques que nous n’avons pas
identifiés ? Si l’employeur doit nous fournir annuellement un bilan de son évaluation
des risques et présenter les mesures correctives et préventives qu’il
compte apporter, il nous appartient de produire notre propre analyse en allant
à la rencontre des salariés. Ce sont des éléments qui attesteraient du
souci de démocratie sociale qui doit s’installer dans nos institutions et qui
contribueraient à renforcer notre légitimité auprès de l’ensemble des salariés.
Nous avions commencé par une citation nous
pourrions poursuivre avec Hans George Gadamer :
« La santé dépend bien plutôt d’un grand nombre de
facteurs et ce que l’on obtient en définitive, ce n’est
pas tant la santé que la réintégration du patient à la
place qu’il occupait dans sa vie de tous les jours ».
Pour cela il faudrait que l’article L 230-2, II (L 4121-2) provenant
de la loi du 31 décembre 91 et dérivé de l’article
6 de la Directive (89/391/CEE) soit appliqué, « Adapter
le travail à l’homme en particulier lors de la conception
des postes de travail ainsi que le choix des équipements
de travail et des méthodes de production ».
Un autre moyen juridique nous est donné avec le droit
d’expression. Le code du travail dans ses articles L
2281-1 à 2281-12 nous en donne le cadre. « Les salariés
bénéficient d’un droit d’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation
du travail ». Elle a « pour objet de définir les actions à
mettre en oeuvre pour améliorer leurs conditions de travail,
l’organisation de l’activité et la qualité de la production
». Que sommes-nous capables d’en faire ?
Agir aujourd’hui en prévention c’est s’obliger à repenser le
travail, la gouvernance d’entreprise et l’action syndicale.
Il ne saurait y avoir de réelle politique de prévention sans
reconnaissance du travail réel et des capacités d’agir.
Notre rôle est révéler le travail et les engagements de ses
acteurs. Contribuer au débat sur le travail dans cette optique
c’est l’inscrire dans le contexte du projet de société.
La prise en compte de la représentation du travail et des
attentes des salariés constituent un enjeu de développement
des capacités, d’efficacité, de cohésion sociale et
de santé qui conditionne le développement économique
Jean-Baptiste Plarier
Délégué National CFE-CGC Santé-Social