Ethique et pandémie grippale

27 avril 2009

Questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale : AVIS N°106 du Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé (février 2009).

Conclusion et recom­man­da­tions de l’avis for­mulé en février 2009 par le CCNE :

Le contexte, quel qu’il soit, ne peut modi­fier les valeurs éthiques. La situa­tion d’urgence
contraint seu­le­ment à les hié­rar­chi­ser pro­vi­soi­re­ment.
La dimen­sion et la rapi­dité d’exten­sion d’une éventuelle pan­dé­mie grip­pale impo­sent
que les mesu­res de lutte soient défi­nies sans atten­dre l’appa­ri­tion des pre­miers cas, quel­les
que soient les incer­ti­tu­des actuel­les sur le dérou­le­ment de cette pan­dé­mie.

Un plan de lutte, pour être plei­ne­ment effi­cace, doit être soli­dai­re­ment accepté par
l’ensem­ble de la popu­la­tion. Chacun, dans son envi­ron­ne­ment fami­lial et social, doit être
cons­cient de ses res­pon­sa­bi­li­tés dans ce plan.
D’où l’impor­tance d’une com­mu­ni­ca­tion publi­que sur la pan­dé­mie, répé­tée à inter­val­les
régu­liers, afin d’éviter que l’annonce du déclen­che­ment d’une pan­dé­mie ne sus­cite des
réac­tions de pani­que sus­cep­ti­bles, entre autres consé­quen­ces, d’aggra­ver cer­tains
pro­blè­mes éthiques, d’autant plus dom­ma­gea­bles qu’elles auraient pu, au moins en partie,
être évitées.

Les mes­sa­ges des pou­voirs publics doi­vent contri­buer à écarter les peurs qui
peu­vent engen­drer des réac­tions de stig­ma­ti­sa­tion.
L’enga­ge­ment des médias dans la lutte
contre la pan­dé­mie aura une impor­tance majeure.
Dans les cas où, par défaut d’infor­ma­tion ou condui­tes indi­vi­dua­lis­tes, les valeurs
d’auto­no­mie et de soli­da­rité entre­raient en contra­dic­tion, la prio­rité devrait être donnée à
l’exi­gence de soli­da­rité. Le droit au refus de soin devrait être pon­déré par le devoir
prio­ri­taire de ne pas être conta­mi­nant pour son entou­rage.

Autonomie et soli­da­rité n’étant
pas des valeurs incom­pa­ti­bles mais plutôt com­plé­men­tai­res, il serait sans doute opé­ra­toire
de mon­trer que la soli­da­rité est effi­cace pour la pro­tec­tion de tous.

Comme d’autres pays du Nord, la France a répondu à l’appel de l’Organisation
Mondiale de la Santé et s’est enga­gée à contri­buer à la lutte contre la pan­dé­mie dans les
pays du Sud. Cet enga­ge­ment doit s’accom­pa­gner d’une très grande exi­gence sur la
pré­pa­ra­tion d’une mise à dis­po­si­tion rapide des stocks de médi­ca­ments aux popu­la­tions les
plus défa­vo­ri­sées. Pour être à la hau­teur de nos devoirs de jus­tice et d’assis­tance aux pays
les plus dému­nis au moment du déclen­che­ment de la pan­dé­mie, nous devons nous y
pré­pa­rer long­temps à l’avance.

Au niveau natio­nal, une pan­dé­mie grip­pale crée­rait une situa­tion dans laquelle la
prise en charge des per­son­nes iso­lées, de celles en situa­tion d’exclu­sion ou de grande
pré­ca­rité et de celles par­ti­cu­liè­re­ment expo­sées à des com­pli­ca­tions du fait de la
pro­mis­cuité et des mau­vai­ses condi­tions sani­tai­res dans les­quel­les elles vivent (les
per­son­nes déte­nues, notam­ment) risque d’être d’autant plus défaillante que ceux qui
l’assu­rent habi­tuel­le­ment seraient aussi tou­chés par la mala­die. Assurer à ces per­son­nes un
accès au soin équitable deman­dera un effort consi­dé­ra­ble d’infor­ma­tion qui ne sau­rait être
impro­visé.

S’il faut éviter que la pan­dé­mie ne sus­cite des com­por­te­ments non éthiques dans la
popu­la­tion, le prin­cipe de pré­cau­tion, le souci de ras­su­rer la popu­la­tion ou, a for­tiori,
l’objec­tif d’affi­cher l’enga­ge­ment des pou­voirs publics dans la lutte contre la pan­dé­mie ne
sau­raient jus­ti­fier des mesu­res sus­cep­ti­bles de res­trein­dre des liber­tés fon­da­men­ta­les
(dépla­ce­ments, ras­sem­ble­ments) ou de ren­for­cer les dis­cri­mi­na­tions, sauf si elles ont fait
l’objet de concer­ta­tion et de consen­sus préa­la­bles autour de l’argu­ment de leur effi­ca­cité.

La prio­ri­sa­tion de l’accès à des moyens de pro­phy­laxie ou de pré­ven­tion est une
ques­tion majeure. L’exem­ple de la ges­tion équitable des res­sour­ces vita­les dans le contexte
de la trans­plan­ta­tion d’orga­nes montre qu’il existe une ten­sion per­ma­nente entre l’objec­tif
d’effi­ca­cité et le souci d’égalité.

Dans un choix entre deux arbi­trai­res, l’arbi­traire limité de cri­tè­res pré­dé­fi­nis et l’arbi­traire absolu d’une absence de cri­tè­res, où les choix seraient subis
plutôt que consen­tis, des cri­tè­res qui fixent un cadre de réfé­rence ont l’avan­tage de ras­su­rer
les citoyens sur l’exis­tence de règles com­mu­nes, et le res­pect de règles d’éthique (ni argent,
ni passe-droit). La pro­ba­ble pénu­rie, au moins tran­si­toire, de cer­tains moyens de pré­ven­tion
obli­gera les pou­voirs publics à déployer une stra­té­gie qui mette en jeu une plu­ra­lité de
cri­tè­res éthiques : égalité, pro­tec­tion des plus vul­né­ra­bles, effi­cience, liberté indi­vi­duelle,
équité, soli­da­rité. La com­plexité du tra­vail de pon­dé­ra­tion de ces cri­tè­res est aggra­vée par
notre igno­rance de para­mè­tres de déci­sion majeurs.

Quelles qu’en soient les pré­sen­tes
dif­fi­cultés, on ne peut faire l’économie de ce tra­vail.
Il est légi­time que cer­tai­nes per­son­nes devant assu­rer le main­tien des acti­vi­tés essen­tiel­les
au pays (à com­men­cer par les per­son­nels soi­gnants, mais aussi ceux des trans­ports, de la
sécu­rité, de la pro­duc­tion d’énergie, etc.) soient prio­ri­tai­re­ment pro­té­gées. Il faudra qu’une
réflexion res­pon­sa­ble et concer­tée ait lieu dans chaque groupe pro­fes­sion­nel qui
béné­fi­cie­rait d’une pro­tec­tion prio­ri­taire pour déci­der col­lec­ti­ve­ment com­bien de per­son­nes
et les­quel­les devraient être pro­té­gées.

Le fait d’être prio­ri­taire ne pré­juge en rien de la valeur indi­vi­duelle de la per­sonne. Il ne
s’agit pas d’une hié­rar­chie en dignité qui ne sau­rait exis­ter dans la mesure où la dignité est
consub­stan­tielle à la per­sonne humaine. Il ne s’agit pas non plus d’une hié­rar­chie fondée sur
le cri­tère de l’uti­lité sociale, concept impos­si­ble à déter­mi­ner rigou­reu­se­ment. Il s’agit de
conci­lier les exi­gen­ces éthiques avec le souci stra­té­gi­que d’enrayer la pro­gres­sion de
l’épidémie dans l’inté­rêt de tous.

Au terme de son ana­lyse des ques­tions éthiques rela­ti­ves à la pan­dé­mie grip­pale, mais qui
serait valide pour toute épidémie pré­sen­tant les mêmes carac­té­ris­ti­ques, le CCNE sou­haite
for­mu­ler les recom­man­da­tions sui­van­tes :

1. Il est urgent, quelle que soit l’incer­ti­tude sur la date de sur­ve­nue d’une future
pan­dé­mie grip­pale et en raison même de cette incer­ti­tude, que la popu­la­tion soit
mieux infor­mée :
 a. De la nature et des consé­quen­ces pos­si­bles d’une grippe due à un nou­veau
virus. Un des objec­tifs essen­tiels des pou­voirs publics, avec le sou­tien des
grands moyens d’infor­ma­tion, doit être de ras­su­rer, pré­pa­rer et éviter le plus
pos­si­ble les réac­tions de pani­que avec leurs corol­lai­res de vio­len­ces. Les
préoc­cu­pa­tions prag­ma­ti­ques et stra­té­gi­ques visant à enrayer au plus vite
l’exten­sion de la pan­dé­mie ne sont pas incom­pa­ti­bles avec les exi­gen­ces
éthiques. La connais­sance par la popu­la­tion des règles éthiques qui devront
être appli­quées en cas de crise sani­taire pan­dé­mi­que, condi­tionne, au
contraire, l’effi­ca­cité de la stra­té­gie de lutte contre la pro­pa­ga­tion virale.
 b. Du contenu du plan de lutte fran­çais, afin que chaque per­sonne, dans son
envi­ron­ne­ment fami­lial et social, puisse être cons­ciente de ses pro­pres
res­pon­sa­bi­li­tés dans ce plan.
 c. De la néces­sité de défi­nir des prio­ri­tés pour l’accès à la vac­ci­na­tion ou à
d’autres moyens de pré­ven­tion, ainsi que des cri­tè­res fon­dant ces prio­ri­tés et
des règles d’éthique qui auront été prises en compte.
Pour être effi­cace, cette com­mu­ni­ca­tion devrait être faite par dif­fé­rents canaux et
sous dif­fé­ren­tes formes et être répé­tée au cours du temps, comme les pou­voirs
publics ont su le faire pour d’autres ques­tions de santé publi­que majeu­res, comme la
pré­co­ni­sa­tion de la limi­ta­tion à la pres­crip­tion d’anti­bio­ti­ques.

2. La dif­fu­sion de la pan­dé­mie pou­vant être extrê­me­ment rapide, les pro­cé­du­res de
mise en oeuvre des mesu­res de lutte devraient être défi­nies de manière très pré­cise,
aussi rapi­de­ment que pos­si­ble. Cette recom­man­da­tion concerne aussi bien la mise à
dis­po­si­tion de médi­ca­ments anti­vi­raux pour les pays n’ayant pas les moyens d’en
cons­ti­tuer des stocks, que des mesu­res d’appli­ca­tion natio­nale. Dans un souci de
res­pect de l’auto­no­mie, de trans­pa­rence et d’effi­ca­cité, toutes les per­son­nes
concer­nées par ces mesu­res devraient être infor­mées de leurs droits et devoirs.

3. Les dif­fi­cultés chro­ni­ques de cer­tains maillons de notre sys­tème de santé (urgen­ces
en par­ti­cu­lier) impo­sent une évaluation appro­fon­die, par des études ad hoc, de
l’impact d’une pan­dé­mie grip­pale sur le sys­tème de soins hos­pi­ta­liers. Les recher­ches
orga­ni­sa­tion­nel­les, les recher­ches sur les outils d’aide à déci­sion médi­cale en
situa­tion pan­dé­mi­que, avec une part d’incer­ti­tude, et les recher­ches visant à évaluer
l’effi­ca­cité de mesu­res non médi­ca­les de lutte contre la pan­dé­mie pour­raient
cons­ti­tuer des prio­ri­tés.

4. Enfin, l’état d’urgence sani­taire ne sau­rait jus­ti­fier, sauf cir­cons­tance d’une
excep­tion­nelle gra­vité, le sacri­fice du res­pect de la vie privée des per­son­nes et de la
confi­den­tia­lité des infor­ma­tions affé­ren­tes à leur santé.

Paris, le 5 février 2009

SOMMAIRE

I. Délimitation du cadre de réflexion du CCNE P.3

II. Quelques éléments épidémiologiques utiles à la réflexion éthique P.5
 A. Spécificité épidémiologique de la pan­dé­mie grip­pale P.5
 B. Multiplicité et com­plé­men­ta­rité des moyens indi­vi­duels
de lutte contre la pan­dé­mie P.6
 C. Mesures col­lec­ti­ves natio­na­les et inter­na­tio­na­les P.6

III. Des ques­tions éthiques géné­ra­les aux­quel­les une situa­tion de
pan­dé­mie donne une plus grande acuité P.6
 III.1. Le prin­cipe de jus­tice P.6
 A. Solidarité des pays riches vis-à-vis des pays
les plus pau­vres P.7
 B. Solidarité face aux iné­ga­li­tés socia­les P.8
 III.2. Le danger de stig­ma­ti­sa­tion P.8
 III.3. Droits et liber­tés à l’épreuve de la pan­dé­mie P.9
 III.4. Solidarité et auto­no­mie P.10
 III.5. Questions éthiques liées aux aspects économiques P.11

IV. Des ques­tions éthiques plus spé­ci­fi­ques à la pan­dé­mie grip­pale P.12
 IV.1. Priorités dans l’allo­ca­tion de cer­tains moyens de
lutte contre la pan­dé­mie P.12
 A. Des fina­li­tés qui abou­tis­sent à des prio­ri­tés oppo­sées P.12
 B. Le sys­tème de répar­ti­tion des gref­fes d’orga­nes
comme aide à la réflexion sur la prio­ri­sa­tion P.14
 IV.2. Les droits et devoirs des caté­go­ries pro­fes­sion­nel­les
Prioritaires P.15
 IV.3. Questions éthiques liées à l’impact de la pan­dé­mie
grip­pale sur le fonc­tion­ne­ment hos­pi­ta­lier P.16

V. Les besoins de recher­che P.18

VI. conclu­sion et recom­man­da­tions P.19

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