L’hôpital face au "lean management" : SOS infirmier !

17 septembre 2016

A l’hôpi­tal, les nou­vel­les formes de mana­ge­ment des direc­tions, les nou­vel­les orga­ni­sa­tions du tra­vail amè­nent à une déshu­ma­ni­sa­tion du tra­vail. Non seu­le­ment l’ins­ti­tu­tion ne prend plus soin de ceux qui pren­nent soin, mais elle les mal­traite, estime le Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI.

Entre injonc­tions para­doxa­les (aug­men­ter l’acti­vité avec moins d’agents), recher­che d’une ren­ta­bi­lité immé­diate, ratio­na­li­sa­tion des flux de patients en GHM (Groupe homo­gène de mala­des), et stan­dar­di­sa­tion des pro­cé­du­res de soins, les pro­fes­sion­nels de santé sont en grande souf­france.

Cette mal­trai­tance ins­ti­tu­tion­nelle se déve­loppe sur une grande échelle, mais les direc­tions adop­tent la poli­ti­que de l’autru­che face aux dif­fi­cultés psy­chi­ques de leurs sala­riés, ou font illu­sion en met­tant en œuvre des plans de pré­ven­tion cos­mé­ti­ques sans prise sur le réel.

La souf­france au tra­vail fait l’objet d’une atten­tion crois­sante à cause des drames qu’elle pro­vo­que et de la dégra­da­tion du tra­vail qu’elle entraîne à l’hôpi­tal pour les soi­gnants et les mala­des. Mais au quo­ti­dien, on assiste à un mana­ge­ment sans ména­ge­ment (ratio­na­li­sa­tion, stan­dar­di­sa­tion, mutua­li­sa­tion) qui sacri­fie les mis­sions socia­les et huma­nis­tes de l’hôpi­tal, et débou­che sur l’épuisement pro­fes­sion­nel et la souf­france au tra­vail.

Lorsqu’on nous oblige à reve­nir sur vos jours de repos, à enchaî­ner les gardes de l’après-midi avec celles du matin, les direc­tions nous pous­sent à la faute, d’où l’explo­sion des erreurs de soins et des Événements indé­si­ra­bles graves (EIG), qui ont dou­blés en un an, avec la sur­charge de tra­vail des soi­gnants.

Les soi­gnants refu­sent les orga­ni­sa­tions du tra­vail indus­triel­les, type « lean mana­ge­ment ». Les nou­vel­les orga­ni­sa­tions de l’hôpi­tal public visent à faire de lui une entre­prise comme les autres, au mépris de son his­toire et des valeurs por­tées par ses agents
 avec la ratio­na­li­sa­tion des flux de patients par les GHM Groupe homo­gène de mala­des,
 mais également par la stan­dar­di­sa­tion des pro­cé­du­res de soins.

Le tay­lo­risme divi­sait le tra­vail entre un petit nombre de per­son­nes payées pour penser et une masse ouvrière qui devait se conten­ter d’obéir méca­ni­que­ment aux ordres. Le lean mana­ge­ment nous pro­pose des "ges­tion­nai­res de lits" ou des "ges­tion­nai­res de cas" pour "gérer les flux hos­pi­ta­liers" et ratio­na­li­ser les soins.

La pla­ni­fi­ca­tion du flux de prise en charge du patient ne permet pas de s’adap­ter à l’imprévu, alors même que la réso­lu­tion des pro­blè­mes ren­contrés revêt un carac­tère cru­cial puis­que l’acti­vité des établissements de santé com­pose avec des vies humai­nes. L’impré­vi­si­bi­lité de l’évolution de la mala­die, mais aussi la sin­gu­la­rité de chaque patient (réac­tion inat­ten­due au cours d’une inter­ven­tion…) peu­vent engen­drer des com­pli­ca­tions, qui n’ont bien évidemment pu être anti­ci­pées.

Le tra­vail infir­mier est envahi de tâches admi­nis­tra­ti­ves qui éloignent du cœur de métier, obli­geant à suivre des règles, à res­pec­ter des pro­cé­du­res, à se préoc­cu­per davan­tage de la tra­ça­bi­lité des actes accom­plis (en rem­plis­sant des fichiers et en cochant des cases), que de la qua­lité des soins et de la satis­fac­tion des besoins des per­son­nes soi­gnées.

La culture de l’entraide est aussi dégra­dée par une pro­cé­du­ri­sa­tion exces­sive : si le "lean mana­ge­ment" fonc­tionne dans l’indus­trie auto­mo­bile, au contraire à l’hôpi­tal l’obli­ga­tion de se confor­mer stric­te­ment aux tâches pres­cri­tes dans la jour­née, empê­che par­fois de pou­voir appor­ter son sou­tien à un col­lè­gue qui se trouve
dans la dif­fi­culté.

Une grande partie des inter­ven­tions de soins des unités de l’établissement dépend de la bonne cir­cu­la­tion des infor­ma­tions. Et de nom­breux événements peu­vent surgir au sein du par­cours des patients, condui­sant les per­son­nels à échanger et à négo­cier, afin de com­pren­dre et de résou­dre conjoin­te­ment un pro­blème. Principe du "lean mana­ge­ment", la stricte divi­sion du tra­vail nuit à la bonne coo­pé­ra­tion et au déve­lop­pe­ment d’une culture de l’entraide, sur laquelle repose les col­lec­tifs de tra­vail.

Il faut revoir le rôle du cadre de proxi­mité (sou­tien dans l’acti­vité et aide à régu­ler les événements, ani­ma­teur du groupe, etc.), les moyens dont il dis­pose, la marge de manœu­vre qu’on lui reconnaît, et en par­ti­cu­lier l’auto­rité dont il béné­fi­cie face aux méde­cins.

La méthode scien­ti­fi­que pro­cède de l’objec­ti­va­tion, c’est-à-dire d’une démar­che ame­nant le sujet à s’effa­cer devant son objet. En pri­vi­lé­giant, aux dépens du malade, la mala­die, on oublie toute la com­plexité et la sin­gu­la­rité que l’homme intro­duit par sa façon de vivre la mala­die, de sa tolé­rance aux trai­te­ments, voire de ses pré­fé­ren­ces. C’est un malade vidé de son huma­nité qui est ainsi soigné.

L’infir­mière cons­ti­tue le der­nier rem­part contre une déshu­ma­ni­sa­tion de la rela­tion de soin, par sa prise en compte de l’his­toire per­son­nelle du patient. Ce rem­part menace cepen­dant de s’écrouler face aux assauts de la stan­dar­di­sa­tion des pro­cé­du­res de soins. L’éviction de l’humain appa­raît comme le moyen d’accé­der à la sécu­rité que nos ges­tion­nai­res et tutel­les mesu­rent à l’aune d’indi­ca­teurs.

Cette déva­lo­ri­sa­tion sys­té­ma­ti­que et métho­di­que de la part d’humain pré­sente chez le soi­gnant, passe par celle de son expé­rience et de son juge­ment, et par l’orga­ni­sa­tion de son inter­chan­gea­bi­lité. Les ges­tion­nai­res de risque veu­lent réduire l’auto­no­mie du soi­gnant au maxi­mum pour par­ve­nir à la sécu­rité d’un sys­tème dans lequel la ges­tion d’indi­ca­teurs de « qua­lité » et de coût à un niveau col­lec­tif revient à sacri­fier l’idée d’un soin « sur mesure ».

À vou­loir évincer l’arti­san qui existe en chaque soi­gnant pour ne garder de lui que le tech­ni­cien spé­cia­lisé, on change radi­ca­le­ment le visage du soin. D’un rap­port entre deux indi­vi­dus qui cher­chent ensem­ble l’option médi­cale la plus adap­tée à une situa­tion sin­gu­lière, on passe à une pro­cé­dure dictée par des pro­to­co­les, pour contrô­ler des indi­ca­teurs sup­po­sés mesu­rer le risque ou le coût de la santé. Le soi­gnant stan­dard appli­que une pro­cé­dure stan­dard pour un patient stan­dard.

La pro­fes­sion infir­mière doit déjà s’affir­mer dans les établissements hos­pi­ta­liers, parce qu’elle réa­lise une démar­che de syn­thèse, indis­pen­sa­ble pour indi­vi­dua­li­ser les soins, indis­pen­sa­ble pour appré­hen­der l’homme comme une per­sonne. Déterminer les actions à entre­pren­dre, les com­por­te­ments à adop­ter, impose une vue glo­bale, qui contre­dit l’ana­lyse qui découpe et isole une fonc­tion, face à cette « tari­fi­ca­tion à l’acti­vité » et ses impi­toya­bles GHM « grou­pes homo­gè­nes de mala­des ».

L’infir­mière sala­riée doit faire face à la pres­sion ins­ti­tu­tion­nelle, qui cons­ti­tue une force réduc­trice, ame­nui­sant les rôles de l’infir­mière aux seules dimen­sions pro­duc­tive, orga­ni­sa­tion­nelle, tech­ni­que et économique, pour en faire un simple rouage d’une orga­ni­sa­tion hié­rar­chi­sée et bureau­cra­ti­sée.

"La pro­fes­sion infir­mière est autant mar­quée par la sub­ti­lité, la spon­ta­néité, la créa­ti­vité et l’intui­tion, que par la science et la tech­ni­que. D’où sa dif­fi­cile reconnais­sance dans un uni­vers bio­mé­di­ca­lisé, où les prin­ci­pes de ges­tion veu­lent tout para­mé­trer pour mieux maî­tri­ser l’acti­vité" pré­cise Thierry Amouroux, le Secrétaire Général du SNPI CFE-CGC.

“L’archi­tec­ture, c’est ce qui reste de l’édifice, la pierre ôtée” : la défi­ni­tion de Plotin nous montre com­bien la volonté de décom­po­ser à tout prix les soins infir­miers, est aussi absurde que de penser com­pren­dre une œuvre d’art en la décom­po­sant en ses divers éléments. "La ten­ta­tion tech­ni­cienne est tou­jours de réduire le réel au mesu­ra­ble, et donc d’éliminer tout ce qui n’est pas obser­va­ble, tout le qua­li­ta­tif, en igno­rant ainsi les aspects les plus pro­fonds de la pra­ti­que infir­mière", estime t-il.

Le lean mana­ge­ment est adapté à la pro­duc­tion de voi­tu­res ou de bou­lons, mais ne convient pas à une pres­ta­tion de soin per­son­na­li­sée, car la com­pé­tence pro­fes­sion­nelle est supé­rieure à la seule exper­tise tech­ni­que.

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