Cadres infirmiers formateurs  : bâtisseurs de compétences, oubliés du système

22 juillet 2025

Dans l’ombre des services, à l’écart du tumulte hospitalier, il est une fonction discrète sans laquelle aucun soin ne serait possible : celle de cadre infirmier formateur. Leur mission est pourtant fondamentale. Sans eux, pas d’infirmières compétentes, pas de formation solide, pas de professionnels à même de conjuguer technicité, humanité et responsabilité dans les situations les plus complexes du soin. En tant qu’enseignant, il joue un rôle crucial dans la transmission des savoirs académiques et des compétences essentielles au métier d’infirmier.

Les cadres formateurs sont les garants de la compétence des infirmières de demain et de la qualité des soins que l’on est en droit d’attendre dans un système de santé digne de ce nom. Leur force ? Une double expertise : clinique, parce qu’ils ont exercé au lit du malade ; pédagogique, parce qu’ils accompagnent la lente transformation d’un lycéen en professionnel du prendre soin. Ce qu’ils transmettent, ce ne sont pas que des connaissances académiques et des gestes. C’est une vision : une éthique, une posture, une capacité à être là, dans la justesse et la rigueur, face à la douleur, à l’annonce, à la solitude, à la fin de vie.

Former un infirmier ne se résume pas à enseigner des protocoles. Il s’agit d’éduquer un jugement clinique, d’aiguiser l’observation, de développer une pensée critique, de nourrir une posture réflexive. Il s’agit de faire émerger, sous les hésitations d’un étudiant parfois perdu, un professionnel sûr, fiable, attentif, autonome. Et pour cela, il faut du temps. Du temps pour comprendre, pour assimiler, pour interroger. Du temps pour faire les liens entre les savoirs théoriques et la réalité des services, entre les connaissances livresques et les corps de chair rencontrés en stage. Le cadre formateur est là pour cela : accompagner, soutenir, stimuler, ajuster. Être un repère dans un parcours semé d’obstacles, d’interrogations et de remises en question.

Mais ce rôle fondamental, nous l’avons peu à peu dévalorisé. Dans les hôpitaux en tension, le cadre formateur est parfois perçu comme un rêveur, voire comme un gêneur. Trop lent, trop théorique, trop idéaliste. « Si ta formatrice passe aujourd’hui, fais comme on t’a appris à l’école. Sinon, fais comme moi, ça va plus vite ! » Voilà la réalité. Il y aurait, dit-on, le soin des livres et le soin du réel.

Comme si on pouvait faire un soin de qualité sans respecter ni l’hygiène, ni l’asepsie, ni la pudeur, ni le confort, ni la sécurité du patient. Comme si, en sacrifiant la qualité au nom de la productivité, on n’endommageait pas les fondements mêmes de la confiance et de la dignité dans la relation de soin.

"Car l’hôpital d’aujourd’hui court. Il court pour masquer le manque. Manque de lits, manque de soignants, manque de temps. Et plus la pression monte, plus on oublie ce qui fait le cœur du soin. Alors l’IFSI devient la tortue face au lièvre. Une temporalité autre, plus lente, plus structurée, qui permet d’ancrer, de consolider, de poser du sens. Mais cette lenteur là, la hiérarchie ne la comprend pas toujours. Le cadre formateur est vu comme un privilégié. Avec la circulation de légendes urbaines sur ses « vacances » et ses « 35 heures », il paraît presque suspect. Pourtant, les cours à préparer, les copies à corriger, les plannings à anticiper, les étudiants à suivre et les stages à coordonner ne laissent que peu de répit. Et s’il a le temps de prendre le temps, ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité pédagogique." précise Thierry Amouroux, le porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI.

Alors, faute d’attractivité, les IFSI peinent à recruter, les postes vacants se multiplient, et les faisant fonction viennent combler les trous en espérant tenir jusqu’au concours (et à condition que l’hôpital support ne les récupère pas après l’obtention de leur diplôme). Car la fonction n’attire plus comme autrefois. Elle est exigeante, souvent ingrate, peu reconnue. Et elle ne bénéficie d’aucune formation solide en pédagogie. Le cœur du métier ? Il faut l’apprendre sur le tas. Le programme des IFCS consacre à peine quelques heures à la dimension pédagogique de la fonction. Alors on regarde les collègues, on tâtonne, on improvise. On tente, on corrige, on s’adapte. Et dans le meilleur des cas, on réussit.

Faute de formation dédiée, de nombreux cadres formateurs choisissent de s’inscrire eux-mêmes dans des masters en sciences de l’éducation ou en pédagogie des sciences de la santé, qu’ils suivent en parallèle de leur activité professionnelle. Ce choix exigeant, réalisé sur leur temps personnel, témoigne de leur engagement, mais souligne aussi le manque criant d’investissement institutionnel dans leur montée en compétences.

Ce déficit de formation explique en partie le manque de reconnaissance. Comment valoriser une compétence qu’on ne vous a jamais formellement enseignée ? Comment revendiquer un métier quand les critères d’accès sont flous, les savoirs implicites, et les parcours disparates ? Il est urgent de réaffirmer que la pédagogie est une compétence à part entière. Elle repose sur des savoirs, des techniques, une posture. Elle nécessite une formation, une mise en pratique, une supervision. Elle mérite une reconnaissance institutionnelle claire.

C’est pourquoi les revendications portées par la profession sont légitimes. D’abord, une reconnaissance statutaire du rôle spécifique de formateur, distinct du simple exercice de cadre de santé. Ensuite, une obligation réelle de formation pédagogique avant ou lors de la prise de poste, avec l’accès facilité à des diplômes universitaires en pédagogie des sciences de la santé. Enfin, des moyens dédiés  : du temps, des outils, des effectifs suffisants, et une revalorisation salariale cohérente avec les responsabilités assumées. Le cadre formateur n’est pas un relais administratif  : il est un bâtisseur de compétences. Il est temps que l’institution le reconnaisse, dans les textes, dans les pratiques, et dans les budgets.

À travers l’Europe, les modèles varient. En Irlande, les études infirmières se font exclusivement à l’université. En Finlande, aux Pays-Bas, en Belgique, les formations sont portées par des universités ou des hautes écoles spécialisées, avec un double ancrage théorique et professionnel. Mais dans plusieurs pays comme l’Allemagne, les soins infirmiers sont encore largement dispensés dans des instituts non universitaires, souvent dépendants des hôpitaux. Cette diversité des systèmes entraîne des différences profondes dans le statut, le niveau de formation et la reconnaissance des formateurs. Dans les pays où l’enseignement est pleinement universitaire, les formateurs peuvent être titulaires d’un doctorat, intégrés à des équipes de recherche, associés à une dynamique de production de savoirs. Ailleurs, ils demeurent cantonnés à une pédagogie appliquée, parfois isolés, souvent peu formés.

Partout pourtant, le même constat s’impose : la fonction est sous tension. Les départs à la retraite se multiplient. Le recrutement stagne. Les jeunes formateurs peinent à trouver leur place. Et les exigences augmentent : nouveaux référentiels, hybridation pédagogique, innovations numériques, partenariats avec les universités, suivi individualisé des parcours. Il faut s’adapter en permanence, faire preuve de souplesse, actualiser ses connaissances, comprendre les profils des étudiants, ajuster ses méthodes. Et tout cela, souvent, sans formation adéquate, sans temps protégé, sans moyens.

Pourtant, ils tiennent. Par conviction. Par passion. Par sens du métier. Ils tiennent parce qu’ils savent ce qu’ils transmettent. Parce qu’ils mesurent la responsabilité qui est la leur : construire, année après année, des générations de soignants humains, compétents et responsables. Ils tiennent aussi parce qu’ils savent qu’à l’autre bout du chemin, dans les services, dans les domiciles, dans les EHPAD, il y aura un patient. Et que ce patient, un jour, ce sera peut-être eux, ou l’un des leurs.

Alors il est temps de leur rendre leur place. De reconnaître leur expertise. De renforcer leur formation. De leur donner les moyens d’accomplir leur mission. Car on ne construit pas une politique de santé durable sans investir dans ceux qui forment. Et l’on ne transmet pas l’humanité du soin sans reconnaître pleinement ceux qui, inlassablement, la cultivent.

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