Sous l’arrêt de travail, la souffrance au travail qu’on refuse de voir

30 juillet 2025

Limiter les arrêts de travail, réduire les indemnités journalières, renforcer les contrôles : la tentation revient régulièrement. À chaque fois, le même discours accusateur. Celui d’un système trop généreux, d’un corps médical laxiste, de patients peu scrupuleux. Pourtant, les faits résistent mal à cette rhétorique simpliste. Car derrière les chiffres agités comme des totems budgétaires, ce sont des réalités humaines, sociales et médicales qu’on passe sous silence.

Il faut le dire clairement : les malades ne sont pas des délinquants. Les médecins qui prescrivent des arrêts ne le font pas à la légère. Et les contrôleurs de la CNAM exercent un travail sérieux, encadré, sans complaisance excessive ni chasse aux sorcières. C’est bien là tout le paradoxe : on instrumentalise des cas marginaux pour justifier des mesures qui frapperont l’immense majorité des patients de bonne foi.

La fraude existe, bien sûr. Mais elle est minime. Marginale. Loin des représentations erronées qui circulent, elle représente une infime part des arrêts indemnisés. Les arrêts de travail sont justifiés par une pathologie bien réelle, par une situation clinique évaluée, par une nécessité médicale de repos, de soins, de convalescence. Et dans les cabinets de médecine générale, on passe bien plus de temps à rassurer un patient épuisé qui refuse de s’arrêter (par peur de perdre son emploi, de pénaliser son équipe, de subir une perte de revenu) qu’à délivrer un arrêt de complaisance. Plus de la moitié de la fraude sociale est le fait d’entreprises ou employeurs, pas des assurés ou des médecins traitants. Il est donc erroné d’opposer les malades et le système.

Ce que les chiffres racontent, ce n’est pas un abus généralisé. C’est une montée des souffrances. Un corps social qui fatigue. Des métiers qui cassent. Une santé mentale collective qui vacille. Depuis quelques années, les pathologies liées au travail explosent : burn-out, troubles musculo-squelettiques, dépressions, troubles anxieux. Derrière les arrêts, il y a une violence souvent invisible, mais bien réelle.

Il faut aussi parler des contextes professionnels. De plus en plus de salariés travaillent sous tension, dans des environnements instables, avec des injonctions paradoxales. Le management par objectifs, la flexibilité imposée, les restructurations permanentes, le sous-effectif chronique, les horaires morcelés : tout cela produit de l’usure. Et les arrêts longs ne sont pas le signe d’une déresponsabilisation, mais souvent le dernier recours avant la rupture.

Le comble, c’est que même les cadres et les managers (souvent présentés comme garants de la performance) sont aujourd’hui parmi les plus touchés par les arrêts maladie. Eux aussi s’effondrent, sous le poids de l’isolement hiérarchique, du manque de reconnaissance, des injonctions contradictoires. On voit ainsi des arrêts prolongés se multiplier dans les sphères qui, hier encore, étaient épargnées. C’est un indicateur puissant : ce ne sont pas les individus qui dérapent, c’est le système qui déraille.

La réponse gouvernementale, pourtant, reste la même : restreindre, contrôler, soupçonner. Réduire la durée des arrêts, plafonner les indemnités, renforcer les sanctions. Comme si la solution passait par la défiance, plutôt que par la compréhension.

Mais que se passe-t-il lorsqu’un salarié est renvoyé trop tôt sur son poste, sans avoir eu le temps de récupérer ? La suite est connue : rechute, complications, accident, puis inaptitude. Et à la fin du parcours, un licenciement pour inaptitude physique. Le coût humain est immense. Et le coût financier n’est pas moindre. Car un arrêt prolongé mais bien accompagné coûte toujours moins qu’un basculement durable dans la désinsertion professionnelle.

Il ne s’agit pas de défendre un statu quo. Mais de poser les bonnes questions. Pourquoi les arrêts augmentent-ils ? Pourquoi les durées s’allongent-elles ? Pourquoi des milliers de salariés refusent de s’arrêter alors que leur médecin le leur recommande ?

La réponse est connue, mais rarement assumée. C’est l’état du travail qui est en cause. C’est le sentiment de déclassement, la perte de sens, la surcharge émotionnelle. C’est l’impression de ne plus être utile, de ne plus être protégé, de ne plus pouvoir poser de limites. C’est l’usure d’un quotidien sous pression.

"Dans cette crise silencieuse, une profession accompagne chaque jour ceux qui vacillent. Les 640 000 infirmières généralistes, réparties dans tous les lieux de soins, assurent un rôle essentiel, bien au-delà des actes techniques. Présentes en ville, à l’hôpital, dans les établissements médico-sociaux ou à domicile, elles sont à la croisée des chemins entre santé, travail et vulnérabilité. Elles sont souvent les premières à repérer les signes d’épuisement, les douleurs chroniques, les troubles du sommeil, les tensions familiales ou professionnelles. Leur rôle d’écoute, d’éducation, d’évaluation, d’accompagnement, de relation d’aide, permet de prévenir l’aggravation, de faciliter l’expression des souffrances, de maintenir le lien avec le système de soins." précise Thierry Amouroux, le porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI.

Mais l’action des soignants dépasse le seul accompagnement individuel. Dans les entreprises, les infirmières de santé au travail sont en première ligne face à la montée des risques psychosociaux. Elles assurent le suivi des salariés, détectent les signaux faibles, proposent des adaptations de poste, orientent vers les bonnes ressources. Leur contribution est décisive pour éviter les ruptures, sécuriser les parcours, favoriser le maintien dans l’emploi. Et pourtant, leur rôle reste encore trop souvent marginalisé, réduit à une fonction administrative, alors même qu’elles sont l’un des rares points d’appui humains au sein d’un monde du travail déshumanisé.

Réduire les arrêts sans s’interroger sur leur origine, c’est confondre la conséquence avec la cause. C’est faire de la santé un problème, et du soin une dérive. À force de vouloir contenir les symptômes, on oublie de traiter la maladie. Les médecins prescripteurs œuvrent au bien‑être du patient et non à l’indemnisation facile.

Les arrêts de travail ne sont pas des parenthèses improductives. Ils sont des moments de soin, de réparation, de recentrage. Ils permettent à des milliers de personnes de tenir, de se relever, de revenir. Quand ils sont bien accompagnés, ils évitent l’irréparable. Les infirmiers sont là pour cela  : contenir l’écart, prévenir la rupture, reconstruire la capacité d’agir. Encore faut-il leur en donner les moyens, et les reconnaître comme des acteurs à part entière de la santé au travail.

La santé publique mérite mieux que des slogans. Elle mérite qu’on écoute les soignants, qu’on fasse confiance aux patients, qu’on regarde le travail tel qu’il est devenu. Et qu’on admette, enfin, que la solution ne viendra pas du soupçon, mais de la réparation : celle des corps, mais aussi celle des organisations.

Avant de limiter les arrêts de travail, examinons les véritables déterminants : les pathologies réelles, les souffrances professionnelles, le système de protection sociale en appui à une société en transition. Dans ce débat, il nous faut replacer la santé au centre, pas l’économie uniquement, et poser la question autrement  : pourquoi les arrêts augmentent, et comment investir plutôt que sanctionner ?

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