Cadres infirmiers : les piliers invisibles d’un hôpital qui vacille

6 juillet 2025

Ils tien­nent les ser­vi­ces à bout de bras. Absents des pro­jec­teurs média­ti­ques, oubliés des textes légis­la­tifs, rare­ment asso­ciés aux déci­sions, les cadres infir­miers assu­rent pour­tant chaque jour l’équilibre fra­gile des établissements de santé (hôpi­taux, cli­ni­ques, EHPAD). Dans le chaos d’un sys­tème en ten­sion per­ma­nente, ils incar­nent à la fois la mémoire du soin, la bous­sole éthique, et la méca­ni­que orga­ni­sa­tion­nelle.

Mais com­bien de temps tien­dront ils enco­re  ? Alors que la loi infir­mière de juin 2025 reconnaît enfin les consul­ta­tions, les pres­crip­tions, les mis­sions rela­tion­nel­les et la coor­di­na­tion, elle oublie un rouage essen­tiel du quo­ti­dien hos­pi­ta­lier : les cadres de santé. Ces infir­miers enca­drants, en charge d’unités de soins, ne sont nulle part dans le texte. Comme s’ils n’exis­taient pas. Et pour­tant, sans eux, l’hôpi­tal ne tourne plus.

Car le rôle du cadre de santé infir­mier va bien au-delà de la ges­tion admi­nis­tra­tive. Dans chaque ser­vice, il incarne un lea­der­ship cli­ni­que, fondé sur l’exper­tise soi­gnante, la connais­sance fine du ter­rain, et la capa­cité à anti­ci­per les ris­ques. Le cadre est garant de la qua­lité et de la sécu­rité des soins. Il s’assure que les effec­tifs sont en cohé­rence avec l’acti­vité, que les com­pé­ten­ces sont mobi­li­sées au bon moment, que les pro­to­co­les sont res­pec­tés, mais aussi adap­tés aux situa­tions cli­ni­ques com­plexes.

Le lea­der­ship ne se décrète pas. Il se cons­truit jour après jour, par la confiance, la pré­sence, la cohé­rence. Le cadre n’est pas un contre­maî­tre. Il est un repère. C’est vers lui que l’on se tourne quand un patient va mal, quand une aide-soi­gnante doute, quand une infir­mière craque. Il écoute, arbi­tre, sou­tient, refor­mule, réo­riente. C’est lui qui, le diman­che, se rend dans le ser­vice voisin pour dépan­ner un lit, apai­ser une équipe, trou­ver une solu­tion.

Dans un monde idéal, le cadre pour­rait se concen­trer sur cette mis­sion essen­tielle de pilo­tage cli­ni­que et de sou­tien pro­fes­sion­nel. Mais dans la réa­lité actuelle, il est sub­mergé de tableaux Excel, de plan­nings impos­si­bles, de cour­riels urgents, de rap­ports d’inci­dent, de contrô­les qua­lité. À force de le détour­ner de son cœur de métier, on l’empê­che de faire ce pour quoi il est là : soi­gner par l’orga­ni­sa­tion, et garan­tir la sécu­rité par la proxi­mité.

Le cadre infir­mier est aussi un mana­ger de proxi­mité, au sens le plus noble du terme. Dans un établissement de santé où les départs se mul­ti­plient, où les arrêts de tra­vail explo­sent, où la relève se fait rare, il est celui qui tente encore de rete­nir les soi­gnants, de les écouter, de leur redon­ner du sens. Il connaît les par­cours, les fra­gi­li­tés, les colè­res ren­trées, les renon­ce­ments inti­mes. Il com­pose, ras­sure, négo­cie. Il fait des mira­cles avec ce qu’il n’a plus.

Certains cadres sont des figu­res de réfé­rence, bâtis­seurs d’équipe, por­teurs de sens, garants du soin. D’autres, plus rares mais bien pré­sents, ont vu cette fonc­tion comme une échappatoire à la pra­ti­que soi­gnante. Fatigués, désa­bu­sés ou en rup­ture avec le soin au lit du patient, ils ont trouvé dans le poste de cadre une voie pour “sortir du soin”. Cette réa­lité, quoi­que mino­ri­taire, n’est pas sans consé­quence : elle peut accen­tuer la dis­tance avec les équipes, vider la fonc­tion de son sens cli­ni­que, et créer un mana­ge­ment stric­te­ment pro­cé­du­ral, déconnecté des enjeux du ter­rain.

"Dans une équipe en souf­france, la pré­sence d’un cadre humain, cohé­rent, engagé peut encore faire la dif­fé­rence. Quand il est là, les ten­sions bais­sent, les conflits s’apai­sent, les jeunes pro­fes­sion­nels trou­vent un appui. Il agit comme un amor­tis­seur face à la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle, comme un tuteur face à la perte de repè­res" pré­cise Thierry Amouroux, le porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI.

Mais aujourd’hui, les cadres eux-mêmes s’épuisent. La fidé­li­sa­tion, ils la gèrent sans outils, sans marges. Et sur­tout, aucune reconnais­sance offi­cielle de leur rôle stra­té­gi­que dans la fidé­li­sa­tion des pro­fes­sion­nels.

Le para­doxe est fla­grant : on leur demande de porter la trans­for­ma­tion de l’hôpi­tal, mais on ne les asso­cie pas à la gou­ver­nance. On leur demande d’assu­rer la conti­nuité des soins, mais sans moyens ni effec­tifs. On attend d’eux qu’ils soient à la fois psy­cho­lo­gues, logis­ti­ciens, péda­go­gues, garants du soin… sans jamais leur en donner ni le temps, ni la reconnais­sance.

"Les cadres infir­miers sont aujourd’hui pris dans un étau. D’un côté, la direc­tion leur impose des objec­tifs de per­for­mance, des res­tric­tions bud­gé­tai­res, des fer­me­tu­res de lits, des ratios inte­na­bles. De l’autre, les équipes atten­dent d’eux du sou­tien, de la cohé­rence, de l’huma­nité. Ils doi­vent être à la fois les relais de déci­sions tech­no­cra­ti­ques, et les pro­tec­teurs des soi­gnants en souf­france. On leur demande de faire mieux avec moins, de garan­tir la qua­lité sans effec­tifs, de ras­su­rer sans pou­voir agir. Pris en tenaille entre la logi­que comp­ta­ble et la logi­que soi­gnante, ils avan­cent à décou­vert, seuls face à des injonc­tions contra­dic­toi­res. Et finis­sent, trop sou­vent, par s’épuiser à vou­loir conci­lier l’inconci­lia­ble." alerte Thierry Amouroux.

Le statut actuel des cadres infir­miers ne cor­res­pond plus à la réa­lité du métier. Catégorie A sans reconnais­sance de l’exper­tise cli­ni­que, sans reva­lo­ri­sa­tion sala­riale, sans pers­pec­tive d’évolution. La grille indi­ciaire ne reflète ni la tech­ni­cité, ni la péni­bi­lité, ni la res­pon­sa­bi­lité. Pire encore : les cadres per­çoi­vent par­fois à peine plus que les infir­miers qu’ils enca­drent… ou moins, une fois les primes de nuit et de week-end prises en compte.

Et sur le plan sym­bo­li­que, l’absence totale de men­tion des cadres dans la loi infir­mière de 2025 cons­ti­tue un affront. Alors que l’on redé­fi­nit les mis­sions, que l’on élargit les com­pé­ten­ces, que l’on ins­crit le diag­nos­tic, la pres­crip­tion, la coor­di­na­tion, rien n’est dit sur ceux qui orga­ni­sent ces com­pé­ten­ces au quo­ti­dien. Pas un mot sur leur rôle de pivot, d’inter­face, de réfé­rent. Rien sur leur par­ti­ci­pa­tion à la qua­lité des soins, ni sur leur impli­ca­tion dans les par­cours.

Face à cette invi­si­bi­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle, les cadres de santé ne récla­ment pas des médailles. Le SNPI demande des mesu­res concrè­tes, ali­gnées avec la réa­lité du ter­rain des hôpi­taux publics ou privés, comme des cli­ni­ques :
 Une reconnais­sance sta­tu­taire spé­ci­fi­que, qui prenne en compte le rôle d’enca­dre­ment, la tech­ni­cité, la charge men­tale et la res­pon­sa­bi­lité.
 Une reva­lo­ri­sa­tion sala­riale signi­fi­ca­tive, pour mettre fin à l’injus­tice d’une fonc­tion d’enca­dre­ment rému­né­rée à peine au-dessus d’un grade d’infir­mier.
 Un accès aux fonc­tions de gou­ver­nance, avec une pré­sence réelle dans les pro­jets de ser­vice, les déci­sions orga­ni­sa­tion­nel­les.
 Un allè­ge­ment de la charge admi­nis­tra­tive, avec des secré­tai­res pour recen­trer le cadre sur son rôle de lea­der­ship cli­ni­que.
 Une offre de for­ma­tion conti­nue en mana­ge­ment, adap­tée aux défis du ter­rain : ris­ques psy­cho­so­ciaux, pilo­tage de pro­jets, média­tion, accom­pa­gne­ment du chan­ge­ment.
 Une redé­fi­ni­tion du péri­mè­tre de res­pon­sa­bi­li­tés, pour cla­ri­fier les atten­tes, éviter les déri­ves ges­tion­nai­res et réaf­fir­mer le cœur du métier : accom­pa­gner les soi­gnants, sécu­ri­ser les par­cours, pilo­ter la qua­lité.

L’hôpi­tal public tra­verse une crise sans pré­cé­dent. Les soi­gnants fuient, les lits fer­ment, les ten­sions explo­sent. Dans ce contexte, les cadres infir­miers sont plus que jamais un rem­part. Sans eux, les plan­nings ne tien­nent pas. Sans eux, les urgen­ces débor­dent. Sans eux, les jeunes aban­don­nent. Sans eux, la qua­lité des soins s’effon­dre.

Il est urgent que les pou­voirs publics regar­dent cette réa­lité en face. Le soin, ce n’est pas seu­le­ment l’acte. C’est aussi l’orga­ni­sa­tion, la flui­dité, la coor­di­na­tion, la confiance. Et ces dimen­sions dépen­dent direc­te­ment du tra­vail invi­si­ble, mais fon­da­men­tal, des cadres de santé. Dans les pays scan­di­na­ves, les cadres infir­miers béné­fi­cient d’une large auto­no­mie. Ils sont asso­ciés à la gou­ver­nance des établissements et à la co-cons­truc­tion des poli­ti­ques de soins.

Oublier les cadres dans la loi, c’est fra­gi­li­ser l’ensem­ble du sys­tème. Leur redon­ner place, voix et reconnais­sance, c’est recons­truire les fon­da­tions de l’hôpi­tal. Pas demain. Maintenant.

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