Infirmières face aux inégalités de santé : "aller-vers" la justice sociale

18 août 2025
Les inégalités sociales de santé ne sont pas des abstractions statistiques. Elles se mesurent en années de vie perdues, en souffrances évitables, en décès prématurés. En France, à 35 ans, un homme ouvrier peut espérer vivre cinq ans de moins qu’un cadre. Derrière ces chiffres, il y a des vies brisées par la pauvreté, la précarité, l’isolement ou le handicap. Et dans cet écart injuste se joue un rôle crucial : celui des infirmières.
Car l’équité en santé n’est pas qu’un slogan. C’est une responsabilité professionnelle et citoyenne. Elle suppose d’aller vers celles et ceux qui n’accèdent pas aux soins, de penser la santé autrement que par la seule porte de l’hôpital, et de reconnaître que les déterminants sociaux (logement, emploi, éducation, conditions de vie) pèsent souvent plus lourd que les prescriptions médicales.
Le gradient social de santé est implacable. Plus les revenus baissent, plus les pathologies chroniques progressent : diabète, hypertension, maladies respiratoires. Les personnes vivant dans la pauvreté ont davantage de carences alimentaires, moins d’accès aux soins préventifs et un renoncement fréquent aux traitements pour raisons financières.
Les infirmières, qu’elles travaillent en ville, à l’hôpital, en entreprise, en établissement scolaire, ou en structures médico-sociales, voient ces inégalités au quotidien. Une plaie mal soignée faute de moyens pour acheter des pansements adaptés, une hypertension non contrôlée parce que les rendez-vous sont trop coûteux ou trop éloignés, une alimentation déséquilibrée dictée par le prix plus que par le choix : autant de réalités qui rappellent que la médecine ne peut rien si l’environnement social reste hostile à la santé.
"Le rôle infirmier ne se limite pas à appliquer une prescription. Il consiste aussi à repérer ces situations, alerter, orienter vers l’aide sociale, et parfois inventer des solutions concrètes avec les patients. Ce sont des actes de soin autant que d’équité." précise Thierry Amouroux, le porte-parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers SNPI.
Les personnes en situation de handicap sont parmi les plus discriminées dans l’accès aux soins. Moins de dépistages, retards dans la prise en charge, difficultés de communication : autant de barrières qui s’additionnent. Les infirmières sont souvent en première ligne pour les lever : adapter l’information, accompagner un patient dans ses déplacements, défendre auprès d’une administration l’urgence d’un aménagement. Dans les établissements médico-sociaux, elles coordonnent les suivis, veillent à la continuité, et rappellent que l’égalité d’accès aux soins est un droit fondamental.
Mais le problème dépasse l’individuel. Les infrastructures de santé sont encore largement conçues pour les valides. Les retards dans les rendez-vous, les refus implicites de soins, les obstacles administratifs créent une inégalité systémique. C’est là que la voix infirmière doit porter : non seulement pour compenser, mais pour transformer.
La France affiche une mortalité infantile supérieure à la moyenne européenne, et qui se dégrade depuis plusieurs années. Dans certains territoires défavorisés, elle est nettement plus élevée que la moyenne nationale. Chaque décès évitable rappelle que la santé des enfants est directement liée à la précarité sociale. Les infirmières de PMI, de l’éducation nationale, de maternité ou de néonatologie en font chaque jour le constat. Les retards de suivi prénatal, les grossesses non surveillées, les conditions de logement insalubres, l’absence de moyens pour se rendre aux rendez-vous médicaux sont des facteurs de risque majeurs.
Face à cela, l’aller-vers devient une nécessité. Les visites à domicile, les programmes de soutien à la parentalité, l’éducation à la santé menée dans les quartiers populaires sont des outils puissants. Là encore, le rôle infirmier dépasse le soin technique pour toucher à la prévention, à l’éducation et à l’accompagnement social.
De même, la santé mentale est un champ où les inégalités sociales se creusent dangereusement. Le chômage, la précarité, l’isolement sont des facteurs connus de dépression, d’anxiété, de conduites addictives. Pourtant, l’accès aux soins psychologiques reste profondément inégalitaire : coûts élevés, délais interminables, désertification psychiatrique.
Les infirmières psychiatriques, les équipes mobiles de secteur, les dispositifs d’écoute et de soutien sont souvent la seule porte d’entrée pour les plus vulnérables. Elles repèrent, accompagnent, maintiennent le lien avec des personnes que le système classique laisse de côté.
Mais là encore, le rôle infirmier est contraint par le manque de moyens. Comment assurer un suivi adapté quand une seule infirmière couvre des dizaines de patients dispersés sur un vaste territoire ? Comment maintenir la continuité quand les plannings éclatés empêchent toute stabilité ? Le risque est de transformer des urgences psychiatriques en crises sociales et policières, faute d’avoir mis en place un filet de prévention solide.
L’aller-vers : soigner autrement
Aller-vers, c’est sortir des murs, renverser la logique d’attente. C’est l’infirmière qui frappe à la porte d’une famille isolée pour proposer une vaccination, qui s’installe dans un centre social pour animer un atelier santé, qui accompagne un patient jusque dans son logement insalubre pour comprendre ses conditions de vie.
Ces pratiques existent, mais elles sont encore trop marginales. Elles demandent du temps, de la confiance, des moyens humains. Or les politiques publiques privilégient encore trop souvent la réponse hospitalière, curative, au détriment de la prévention et du lien social.
Pourtant, chaque visite à domicile, chaque permanence de quartier, chaque programme de suivi précoce coûte infiniment moins qu’une hospitalisation d’urgence ou une réanimation évitable. L’aller-vers n’est pas un supplément d’âme : c’est une stratégie de santé publique fondée sur l’efficacité.
On ne réduit pas les inégalités de santé avec des discours, mais avec des moyens adaptés. Les modèles de financement actuels privilégient l’acte curatif, hospitalier et ponctuel, au détriment de la prévention et du suivi. Or c’est précisément là que les infirmières apportent le plus de valeur. Défendre des forfaits prévention, soutenir les visites à domicile, reconnaître la médiation en santé comme un soin à part entière, c’est investir là où les écarts se creusent. De même, la mise en place d’un infirmier référent pour assurer la continuité des parcours permet d’éviter les ruptures qui pénalisent toujours les plus fragiles. Récompenser la réduction des inégalités, c’est reconnaître que la qualité d’un système de santé se mesure d’abord à sa capacité à protéger celles et ceux qui en ont le plus besoin.
Les déterminants sociaux de la santé (pauvreté, logement, emploi, éducation, environnement) ne se corrigent pas par une ordonnance. Mais les infirmières peuvent les repérer, les documenter, et contribuer à les compenser. Elles sont témoins privilégiés des injustices, mais aussi actrices de leur réduction.
Le rôle infirmier ne se limite pas à la clinique. Il est aussi éducatif, préventif, communautaire et politique. Défendre l’équité en santé, c’est rappeler que chaque patient a droit à la même dignité de soins, quel que soit son revenu, son handicap ou son lieu de vie.
Aujourd’hui, les inégalités sociales de santé sont une urgence silencieuse. Elles tuent plus que nombre de maladies spectaculaires, mais sans fracas. La justice sociale passe par la justice en santé. Et sans infirmières en nombre suffisant, formées, reconnues, protégées, cette justice restera un horizon lointain.
Soigner les inégalités, ce n’est pas un luxe. C’est une mission essentielle, une exigence démocratique. Les infirmières le savent : leur métier ne consiste pas seulement à traiter une pathologie, mais à rétablir un équilibre rompu par la pauvreté, le handicap, la vulnérabilité.
Chaque jour, elles prouvent qu’aller vers les plus fragiles, c’est prévenir des drames et redonner de l’espérance. Mais pour que leur rôle puisse s’exercer pleinement, il faut une volonté politique claire : reconnaître que l’équité en santé est une priorité nationale, et donner aux infirmières les moyens d’y répondre. Car au bout du compte, une société se juge à sa capacité à protéger les plus vulnérables.