Remplacer une infirmière par une aide-soignante, c’est augmenter le risque de décès

27 octobre 2025

Chaque fois qu’un établissement de santé rem­place une infir­mière par une aide-soi­gnante pour « faire des économies », c’est une ligne bud­gé­taire qui s’équilibre, mais une vie humaine qui se fra­gi­lise. Ce que l’on pré­sente comme une simple réor­ga­ni­sa­tion des équipes est, en réa­lité, une mise en danger. Deux gran­des études inter­na­tio­na­les, publiées en 2016 et 2024, en appor­tent la preuve : la déqua­li­fi­ca­tion du soin se paie en morts évitables, en com­pli­ca­tions et en perte de confiance.

Une enquête euro­péenne sans appel

L’étude diri­gée par Linda Aiken sur RN4CAST, publiée en 2016 dans BMJ Quality & Safety, a marqué un tour­nant dans la recher­che sur les effec­tifs infir­miers. Les cher­cheurs ont ana­lysé les don­nées de sortie de 275.519 patients post-chi­rur­gie, répar­tis dans 243 hôpi­taux en Belgique, Grande-Bretagne, Finlande, Irlande, Espagne et Suisse.
https://qua­li­ty­sa­fety.bmj.com/content/26/7/559.short?g=w_qs_ahead_tab

Le résul­tat est sans ambi­guïté : chaque réduc­tion de 10 % de la pro­por­tion d’infir­miè­res diplô­mées dans une équipe aug­mente de 11 % le risque de décès hos­pi­ta­lier. Et le simple fait de rem­pla­cer une infir­mière par une aide-soi­gnante pour 25 patients accroît de 21 % la pro­ba­bi­lité de mourir à l’hôpi­tal.

Les cher­cheurs n’emploient pas de langue de bois : « Certaines ini­tia­ti­ves poli­ti­ques devraient être prises avec pru­dence, en raison des consé­quen­ces par­fois mor­tel­les pour les patients ». Autrement dit, vou­loir faire des économies sur la qua­li­fi­ca­tion du per­son­nel soi­gnant revient à dépla­cer la charge sur les patients eux-mêmes, qui en subis­sent les effets cli­ni­ques et humains.

L’étude montre aussi que les hôpi­taux dotés d’un effec­tif plus qua­li­fié enre­gis­trent moins de chutes, moins d’escar­res, moins d’infec­tions uri­nai­res, et une meilleure satis­fac­tion des patients. Là où la com­pé­tence infir­mière dimi­nue, les erreurs aug­men­tent, la vigi­lance s’affai­blit, et la sécu­rité s’effrite.

Le soin déqua­li­fié : un modèle dan­ge­reux

Huit ans plus tard, une nou­velle recher­che publiée en 2024 dans la revue Medical Care, conduite par Karen Lasater et son équipe de l’Université de Pennsylvanie, confirme et ampli­fie ces cons­tats. Portant sur 6,5 mil­lions de patients dans 2 676 hôpi­taux amé­ri­cains, cette étude évalue les effets d’une réduc­tion de la pro­por­tion d’infir­miè­res diplô­mées dans les équipes.
https://jour­nals.lww.com/lww-medi­cal­care/full­text/2024/07000/alter­na­tive_models_of_nurse_staf­fing_may_be.2.aspx

Les résul­tats sont édifiants : aug­men­ta­tion de la mor­ta­lité hos­pi­ta­lière et des réad­mis­sions dans les 30 jours, hausse de la durée des séjours, chute signi­fi­ca­tive de la satis­fac­tion des patients. Les cher­cheurs esti­ment qu’une baisse de 10 points de pour­cen­tage d’infir­miè­res diplô­mées entraî­ne­rait près de 11.000 décès évitables et 5.200 réhos­pi­ta­li­sa­tions sup­plé­men­tai­res chaque année, pour un coût global d’envi­ron 3 mil­liards de dol­lars en pertes économiques.

Leur conclu­sion est claire : « Réduire la pro­por­tion d’infir­miè­res, même en main­te­nant le nombre total d’heures de soins, se tra­duit par des décès, des réad­mis­sions et des séjours plus longs. »

Autrement dit, la sub­sti­tu­tion d’infir­miè­res par des aides-soi­gnants ou des per­son­nels moins qua­li­fiés ne cons­ti­tue pas une inno­va­tion orga­ni­sa­tion­nelle : c’est un retour en arrière dan­ge­reux.

Le mirage de l’économie immé­diate

Dans les faits, cette poli­ti­que de baisse des qua­li­fi­ca­tions (moins d’infir­miè­res, plus d’aides-soi­gnants) repose sur un calcul à courte vue. Le rai­son­ne­ment économique semble impla­ca­ble : les aides-soi­gnants coû­tent moins cher, donc on en recrute davan­tage. Mais les études mon­trent que cette économie appa­rente se trans­forme rapi­de­ment en sur­coût sani­taire et finan­cier.

Allonger les durées de séjour, mul­ti­plier les com­pli­ca­tions, réad­met­tre les patients quel­ques jours plus tard, mobi­li­ser davan­tage de lits : tout cela a un coût. Un coût invi­si­ble dans les tableaux Excel, mais bien réel dans les bud­gets hos­pi­ta­liers et les vies humai­nes. les poli­ti­ques de déqua­li­fi­ca­tion sont des économies toxi­ques. À court terme, elles allè­gent une ligne comp­ta­ble ; à long terme, elles pèsent sur les comp­tes publics et sur la cons­cience de ceux qui déci­dent.

La dimen­sion éthique du soin

Derrière ces chif­fres se cache une ques­tion fon­da­men­tale : qu’est-ce qu’un soin sûr ? Un acte tech­ni­que isolé ne suffit pas à sécu­ri­ser un patient ; c’est la pré­sence cli­ni­que, le rai­son­ne­ment pro­fes­sion­nel, l’obser­va­tion conti­nue qui font la dif­fé­rence. Ces com­pé­ten­ces relè­vent du métier infir­mier.

L’aide-soi­gnant a un rôle essen­tiel, com­plé­men­taire, mais il n’a ni la for­ma­tion, ni la res­pon­sa­bi­lité cli­ni­que, ni la capa­cité d’ana­lyse glo­bale du patient. Substituer un profil à l’autre, c’est confon­dre la coo­pé­ra­tion avec la dilu­tion des res­pon­sa­bi­li­tés.

Cette confu­sion tra­duit une perte de sens. Car l’infir­mière n’est pas seu­le­ment « un poste » ou « un coût ». Elle est la garante de la conti­nuité du soin, la pre­mière à repé­rer un signe de dégra­da­tion, la der­nière à quit­ter la cham­bre quand le patient ne va pas bien. C’est cette vigi­lance silen­cieuse qui sauve des vies.

Pour Thierry Amouroux, porte-parole du SNPI CFE-CGC, ces études confir­ment un cons­tat que les soi­gnants expri­ment depuis des années : « Les trans­ferts de tâches, la déqua­li­fi­ca­tion des soins et les plans d’économies dans les hôpi­taux débou­chent clai­re­ment sur des morts, tués par des bureau­cra­tes cyni­ques ou inca­pa­bles de faire le lien entre leurs déci­sions et les décès qui en décou­lent. »

Cette décla­ra­tion peut cho­quer, mais elle tra­duit une réa­lité : les déci­sions prises loin du ter­rain ont des effets concrets sur la vie des patients. Entre un ratio “opti­misé” sur papier et une réa­ni­ma­tion à deux soi­gnants au lieu de trois, la dif­fé­rence se compte en bat­te­ments de cœur.

Le cas fran­çais : un aver­tis­se­ment ignoré

En France, les effec­tifs infir­miers se sont effon­drés dans les hôpi­taux publics : 43.500 lits sup­pri­més en dix ans, des postes vacants non rem­pla­cés, des contrac­tuels épuisés. Dans ce contexte, la ten­ta­tion est grande d’élargir les délé­ga­tions, d’intro­duire des « nou­vel­les caté­go­ries » inter­mé­diai­res, ou de mutua­li­ser les soins entre ser­vi­ces. En EHPAD, les établissements privés font sou­vent appel à des per­son­nes non qua­li­fiées "fai­sant fonc­tion d’aides-soi­gnants" (il n’y a que 10% d’infir­miè­res et 35% d’aides-soi­gnants, d’où une "perte de chance", alors que l’Allemagne à 2 fois de soi­gnants par rési­dent).

La loi du 29 jan­vier 2025 sur les ratios soi­gnants/patients ne suf­fira pas si elle n’intè­gre pas la dimen­sion qua­li­ta­tive des effec­tifs. Ce qui sauve les patients, ce ne sont pas les nom­bres seuls, mais la pro­por­tion d’infir­miè­res diplô­mées dans les équipes. Sans cela, un ratio peut mas­quer une déqua­li­fi­ca­tion orga­ni­sée.

L’État, qui se veut garant de la sécu­rité sani­taire, doit enten­dre ce mes­sage : la qua­lité des soins n’est pas com­pa­ti­ble avec la logi­que d’aus­té­rité per­ma­nente.

Repenser le soin comme inves­tis­se­ment

Les chif­fres sont connus : chaque aug­men­ta­tion de 10 % du per­son­nel infir­mier qua­li­fié dimi­nue les com­pli­ca­tions, réduit la durée de séjour et amé­liore la satis­fac­tion des patients. Autrement dit, l’inves­tis­se­ment dans les infir­miè­res génère un retour en santé publi­que et en effi­cience économique.

Ce que confir­ment les études inter­na­tio­na­les rejoint ce que disent les équipes au quo­ti­dien : la pré­sence infir­mière est un fac­teur de sta­bi­lité, de pré­ven­tion et de confiance. La soi­gnante formée ne coûte pas, elle évite le coût du pire : celui de la négli­gence, de la com­pli­ca­tion, du décès évitable.

Restaurer la res­pon­sa­bi­lité et le sens

Remplacer une infir­mière par une aide-soi­gnante, c’est faire croire qu’un soin est un assem­blage de gestes. C’est oublier qu’il s’agit d’un acte de dis­cer­ne­ment, de juge­ment cli­ni­que, d’éthique. C’est réduire le soin à une tâche, alors qu’il est une rela­tion.

Les établissements de santé publics et privés ne man­quent pas seu­le­ment de bras, mais de reconnais­sance. Redonner de la valeur à la com­pé­tence infir­mière, c’est aussi redon­ner du sens au sys­tème de santé.

La France ne pourra pas res­tau­rer la confiance dans son hôpi­tal sans res­tau­rer la place de celles et ceux qui le font vivre, jour et nuit. L’infir­mière est le cœur bat­tant du sys­tème de soins : la rem­pla­cer, c’est désor­ga­ni­ser sa cir­cu­la­tion vitale.

Pour une poli­ti­que du soin fondée sur les preu­ves

Les don­nées sont là. Les patients, eux, n’ont plus le temps d’atten­dre. Il est urgent que les gou­ver­ne­ments et direc­tions hos­pi­ta­liè­res ces­sent de rai­son­ner en équivalences de postes et intè­grent les don­nées pro­ban­tes issues de la recher­che.

Les poli­ti­ques de santé doi­vent garan­tir :
 un seuil mini­mal de qua­li­fi­ca­tion dans les équipes, non négo­cia­ble ;
 la publi­ca­tion trans­pa­rente des ratios infir­miè­res/patients ;
 la valo­ri­sa­tion du rôle cli­ni­que infir­mier dans les déci­sions de soins ;
 et la reconnais­sance économique et sociale de cette exper­tise.

Parce qu’au bout du compte, ce que disent les chif­fres, c’est que la pré­sence d’une infir­mière diplô­mée au chevet d’un patient n’est pas un luxe : c’est une garan­tie de survie.

Le soin n’est pas une varia­ble d’ajus­te­ment. L’infir­mière est une condi­tion de vie. Et chaque fois qu’on la rem­place pour “faire des économies”, on ne réduit pas les dépen­ses : on réduit les chan­ces de vivre.

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