Pénibilité du travail en hôpital psychiatrique

12 octobre 2010

L’objec­tif de cet arti­cle est de mon­trer que la péni­bi­lité du tra­vail des soi­gnants en hôpi­tal psy­chia­tri­que est moins due à la dan­ge­ro­sité des patients qu’à l’impos­si­bi­lité perçue de faire un tra­vail de qua­lité. Nous ten­tons donc à tra­vers les dis­cours des per­son­nels inter­ro­gés par entre­tiens d’ana­ly­ser les dif­fi­cultés res­sen­ties. Nous déve­lop­pons l’idée que cette péni­bi­lité est liée à l’inquié­tude que sus­ci­tent les chan­ge­ments orga­ni­sa­tion­nels en cours.

Cette expli­ca­tion de la péni­bi­lité s’appa­rente davan­tage à un choc des cultu­res qui rend le déca­lage entre tra­vail pres­crit et réel plus pré­gnant. La dis­cus­sion nous permet d’envi­sa­ger le cadre théo­ri­que de la psy­cho­pa­tho­lo­gie pour com­pren­dre les résul­tats obte­nus. Ainsi, c’est sous l’angle de l’orga­ni­sa­tion du tra­vail que nous met­tons en évidence les pro­blè­mes de péni­bi­lité des soi­gnants en psy­chia­trie.

Nous for­mu­lons l’hypo­thèse que l’impact des chan­ge­ments étudiés à l’hôpi­tal psy­chia­tri­que n’est pas spé­ci­fi­que à ce sec­teur ; ils ont, cepen­dant, un reten­tis­se­ment plus fort dans des situa­tions de tra­vail déjà por­teu­ses de vio­lence. En effet, le contexte de l’hôpi­tal psy­chia­tri­que met en évidence l’exa­cer­ba­tion des pro­blè­mes orga­ni­sa­tion­nels géné­raux sou­le­vés.
(Résumé d’auteur)

Caroline Cintas
 Pénibilité du tra­vail en hôpi­tal psy­chia­tri­que
 Pistes, 2009, Vol. 11, n°1, 17 p.

Consultez la revue Pistes : http://www.pistes.uqam.ca/v11n1/som­maire.html

Article : Pénibilité du tra­vail en hôpi­tal psy­chia­tri­que
http://www.pistes.uqam.ca/v11n1/arti­cles/v11n1a2.htm

 Pénibilité : les dix fac­teurs de ris­ques pro­fes­sion­nels
http://www.syn­di­cat-infir­mier.com/Penibilite-les-dix-fac­teurs-de.html
 Pénibilité et Travail de nuit
http://www.syn­di­cat-infir­mier.com/Penibilite-et-Travail-de-nuit.html
 Pénibilité : compte per­son­nel de pré­ven­tion
http://www.syn­di­cat-infir­mier.com/Penibilite-compte-per­son­nel-de.html
 Prévention des ris­ques pro­fes­sion­nels : orien­ta­tion santé
http://www.syn­di­cat-infir­mier.com/Prevention-des-ris­ques.html
 Pénibilité du tra­vail en hôpi­tal psy­chia­tri­que
http://www.syn­di­cat-infir­mier.com/Penibilite-du-tra­vail-en-hopi­tal.html
 Travail de nuit : impact sur les condi­tions de vie des sala­riés
http://www.syn­di­cat-infir­mier.com/Travail-de-nuit-impact-sur-les.html
 Pénibilité infir­mière : les contre-véri­tés de Bachelot
http://www.syn­di­cat-infir­mier.com/Penibilite-infir­miere-les-contre.html

Caroline Cintas
Université de Rouen, Laboratoire NIMEC
IAE de Rouen, 3 avenue Pasteur
76186 Rouen Cedex
France

Introduction

« On s’est tous fait taper dessus... notam­ment une fois où je me suis pris une gifle monu­men­tale& mais c’était en cham­bre d’iso­le­ment, la malade était com­plè­te­ment déli­rante, j’avais deux col­lè­gues avec moi& bon, elle m’a brisé mes lunet­tes, on l’a main­te­nue mais j’ai pas vécu du tout ça comme une atteinte per­son­nelle, c’était dans un contexte déli­rant, c’était mon rôle de soi­gnant, ça fai­sait partie des petits soucis que je pou­vais ren­contrer& voilà, voilà& ça fait partie des aléas du métier. (Infirmier psy­chia­tri­que, propos recueillis en 2006)

Les ris­ques poten­tiels du tra­vail en hôpi­tal psy­chia­tri­que s’illus­trent par de nom­breux faits divers (cf. évènements de l’Hôpital psy­chia­tri­que de Pau1). Ils sont liés dans l’ima­gi­naire col­lec­tif à la folie, dérè­gle­ment absolu, qui est par défi­ni­tion vio­lente. Pourtant, les dif­fi­cultés et la péni­bi­lité liées au tra­vail en hôpi­tal psy­chia­tri­que ne sem­blent pas venir de la nature même du métier. En effet, les situa­tions de crise comme celle indi­quée ci-dessus sem­blent être consi­dé­rées comme « nor­male » par les soi­gnants en hôpi­tal psy­chia­tri­que. Par contre, ce qui semble aujourd’hui poser pro­blème dans les situa­tions de tra­vail c’est l’inca­pa­cité à « bien faire » son tra­vail, à se rendre dis­po­ni­ble pour les patients, à faire un tra­vail de qua­lité.

Ce ne serait alors pas la folie, la dan­ge­ro­sité de la rela­tion avec le patient qui pose­rait le plus de pro­blème pour les soi­gnants inter­ro­gés, mais bien plutôt l’impos­si­bi­lité perçue de faire un tra­vail de qua­lité dans le contexte de l’hôpi­tal.

L’étude s’est dérou­lée dans un hôpi­tal psy­chia­tri­que dans lequel les situa­tions de tra­vail peu­vent être consi­dé­rées à ris­ques. En effet, les pro­fes­sion­nels vivent des situa­tions d’urgence, de crise, notam­ment dans les unités d’admis­sion. Il nous a paru per­ti­nent d’essayer d’ana­ly­ser une situa­tion de tra­vail a priori déjà por­teuse de vio­lence, défi­nie comme « sus­pen­sion de l’ordre, dérè­gle­ment absolu, impré­vi­si­bi­lité. » (Michaud Y., 2004, p. 8)

L’actua­lité récente montre les ris­ques poten­tiels du tra­vail en hôpi­tal psy­chia­tri­que, et, dans l’ima­gi­naire col­lec­tif, la folie est par défi­ni­tion vio­lente (dérè­gle­ment absolu). C’est dans ce contexte dif­fi­cile de situa­tions à ris­ques que nous avons voulu recueillir les per­cep­tions des soi­gnants pour com­pren­dre les dif­fi­cultés res­sen­ties dans leur acti­vité et, par là même, tenter de mettre en évidence les éléments en matière d’orga­ni­sa­tion du tra­vail sus­cep­ti­bles de jouer un rôle. D’après le dis­cours des soi­gnants, les péni­bi­li­tés sem­blent plus liées aux condi­tions de tra­vail qu’à la nature même du tra­vail.

Dans ce contexte géné­ral de la fonc­tion publi­que hos­pi­ta­lière, et plus par­ti­cu­liè­re­ment de l’hôpi­tal psy­chia­tri­que, nous avons tenté de répon­dre à la ques­tion sui­vante : quel­les sont les causes de la péni­bi­lité du tra­vail des soi­gnants en psy­chia­trie ? Autrement dit, les dif­fi­cultés res­sen­ties sont-elles dues uni­que­ment et essen­tiel­le­ment à l’agres­si­vité, la vio­lence des patients ? N’existe-t-il pas une autre forme de vio­lence liée aux chan­ge­ments orga­ni­sa­tion­nels en cours ?

Ce sont les repré­sen­ta­tions des situa­tions de tra­vail par les soi­gnants que nous met­trons en évidence dans le déve­lop­pe­ment afin de mieux appré­hen­der les pos­si­bi­li­tés d’action du mana­ge­ment pour rendre ces nou­vel­les situa­tions de tra­vail plus sup­por­ta­bles. Nous avons mis l’accent sur les condi­tions de tra­vail res­sen­ties comme « péni­bles » par les soi­gnants, c’est-à-dire les situa­tions « sus­cep­ti­bles de contri­buer à des patho­lo­gies d’ori­gine pro­fes­sion­nelle affec­tant, à long terme, la santé de façon grave. » (Rapport CEE, Yilmaz E., 2006)

Dans un pre­mier temps nous pré­sen­te­rons le contexte de cette recher­che puis, dans un deuxième temps, les résul­tats. Enfin, nous ter­mi­ne­rons par une dis­cus­sion sur les apports et pistes de réflexion.

I. Contexte de l’étude : les grands pro­blè­mes de la psy­chia­trie et pré­sen­ta­tion du cas

Les grands pro­blè­mes de la psy­chia­trie

Afin de mieux appré­hen­der le contexte étudié, pré­ci­sons de façon syn­thé­ti­que les grands pro­blè­mes de la psy­chia­trie aujourd’hui. Depuis la loi de 1990, la psy­chia­trie a pour mis­sion la pro­mo­tion de la santé men­tale des citoyens. Les situa­tions de prise en charge s’étendent donc aux situa­tions de vul­né­ra­bi­lité face au trou­ble mental. La psy­chia­trie répond aujourd’hui aux pro­blè­mes de souf­france psy­cho­lo­gi­que, ce qui expli­que en partie l’explo­sion de la demande psy­chia­tri­que due à l’aug­men­ta­tion des trou­bles men­taux (concer­nant plus de 10 % de la popu­la­tion). On assiste donc à l’émergence d’une nou­velle popu­la­tion de patients.

Par ailleurs, un cer­tain nombre d’éléments ont marqué l’évolution de la psy­chia­trie : une baisse des lits dans les années 70-80 avec la poli­ti­que de sec­teur [les sec­teurs repré­sen­tent un décou­page géo­gra­phi­que qui fait cor­res­pon­dre une den­sité de la popu­la­tion (en moyenne 80 000 habi­tants) avec une équipe plu­ri­dis­ci­pli­naire de soins qui la prend en charge. La poli­ti­que de sec­teur vise la pré­ven­tion de l’hos­pi­ta­li­sa­tion] et le mou­ve­ment de l’anti-psy­chia­trie puis, depuis 1989, une aug­men­ta­tion de per­son­nes hos­pi­ta­li­sées, un pro­blème de sous-médi­ca­li­sa­tion des ser­vi­ces d’hos­pi­ta­li­sa­tion qui est asso­cié au pro­blème de la démo­gra­phie médi­cale, une qua­lité des soins et d’héber­ge­ment remise en cause par rap­port aux condi­tions d’accueil et d’héber­ge­ment (cf. plan Santé men­tale 2005-2008, docu­ment de tra­vail lors des États géné­raux de la psy­chia­trie).

L’acti­vité psy­chia­tri­que se heurte à un cer­tain nombre de dif­fi­cultés, qui ne sont pas pro­pres à la région de l’hôpi­tal qui nous a accueilli, comme la pénu­rie de méde­cins, la dif­fi­culté de déli­mi­ter les tâches des ins­ti­tu­tions et des pro­fes­sion­nels, la rela­tion entre l’offre de soins des établissements et la per­ma­nence des soins, tout ceci dans un contexte dans lequel les patho­lo­gies à pren­dre en charge sont très hété­ro­gè­nes, et vont des urgen­ces médi­co­so­cia­les aux patho­lo­gies neu­ro­dé­gé­né­ra­ti­ves.

Les chan­ge­ments que subit l’hôpi­tal psy­chia­tri­que aujourd’hui met­tent en relief la culture des soi­gnants. Ceux-ci sont portés par le cou­rant du « new public mana­ge­ment » qui intro­duit dans le sec­teur public une nou­velle ratio­na­lité d’ins­pi­ra­tion essen­tiel­le­ment économique au détri­ment des appro­ches poli­ti­ques ou juri­di­ques clas­si­ques. La nou­velle gou­ver­nance des hôpi­taux, sym­bole fort de ces chan­ge­ments (contrats d’objec­tifs, regrou­pe­ment des ser­vi­ces en pôles, contrac­tua­li­sa­tion interne, tari­fi­ca­tion à l’acte...) ins­taure ainsi un nouvel équilibre entre pou­voir médi­cal et pou­voir ges­tion­naire au profit de ce der­nier d’après Vallet Armellino (2007). De ce fait, les méca­nis­mes de domi­na­tion géné­rés par le pro­ces­sus de ratio­na­li­sa­tion en cours sem­blent se ren­for­cer (Sainsaulieu, 2006).

Ces chan­ge­ments s’opè­rent dans un envi­ron­ne­ment lui-même mou­vant, nou­vel­les patho­lo­gies dues au vieillis­se­ment de la popu­la­tion et à l’aug­men­ta­tion des pro­blè­mes sociaux (pré­ca­rité, exclu­sion...), et crois­sance de l’accès inégal aux soins qui est un nou­veau sujet d’inquié­tude (cf. rap­port DREES, 2005). C’est dans ce contexte que la ratio­na­lité économique enva­hit l’acti­vité de soins en déve­lop­pant toute la pano­plie des outils du « nou­veau mana­ge­ment. » (Boltanski et Chiapello, 1999)

La culture du résul­tat enva­hit tous les sec­teurs d’acti­vité et notam­ment l’acti­vité de soins en hôpi­tal psy­chia­tri­que. Peut-on mesu­rer cette acti­vité et doit-on mesu­rer cette acti­vité ? Certains dénon­cent l’évolution de la concep­tion du soin : de « la rela­tion humaine soi­gnant/soigné » à une concep­tion « effi­ca­cité » (Brient, 2007). L’effi­ca­cité liée à la culture du résul­tat néces­site une mesure et donc une évaluation.

Or, l’évaluation des résul­tats n’évalue pas le pro­ces­sus réel du tra­vail et oublie la sub­jec­ti­vité et la com­pré­hen­sion de l’autre (Institut de psy­cho­dy­na­mi­que du tra­vail de Laval, 2006) pour­tant néces­saire à l’acti­vité cli­ni­que. En effet, l’impor­tance de l’écoute, d’un savoir-faire non for­ma­li­sa­ble est mise en évidence dans les témoi­gna­ges des soi­gnants en psy­chia­trie (Collectif infir­mier, 2007). Des résis­tan­ces à la culture du résul­tat (culture ges­tion­naire) parais­sent nom­breu­ses parmi les soi­gnants, notam­ment en psy­chia­trie (Borgès Da Silva, 2003).

Le cas de l’hôpi­tal psy­chia­tri­que consi­déré

L’hôpi­tal psy­chia­tri­que étudié comp­tait en 2008 envi­ron 1600 agents dont 1100 soi­gnants (parmi les­quels plus de la moitié ont une ancien­neté de plus de 15 ans) pour envi­ron 400 lits avec une acti­vité extra­hos­pi­ta­lière (psy­chia­trie de sec­teur). Le centre hos­pi­ta­lier psy­chia­tri­que concerné occupe le 3e rang natio­nal du point de vue de la popu­la­tion des­ser­vie, le 2e quant à la fré­quen­ta­tion, mais le 8e pour ce qui a trait au budget. Le nombre de lits d’hos­pi­ta­li­sa­tion com­plète intra-muros du centre hos­pi­ta­lier a dimi­nué au profit du déve­lop­pe­ment de struc­tu­res alter­na­ti­ves à l’hos­pi­ta­li­sa­tion, de la psy­chia­trie de liai­son, et de l’implan­ta­tion de ser­vi­ces d’urgen­ces psy­chia­tri­ques dans les hôpi­taux géné­raux. Les capa­ci­tés de lits de l’établissement parais­sent pro­ches de la satu­ra­tion d’après le rap­port de laC­cham­bre régio­nale des comp­tes publié en juillet 2006.

Ce rap­port pointe l’aug­men­ta­tion de l’absen­téisme longue durée/longue mala­die au cours des six der­niè­res années. L’absen­téisme est net­te­ment supé­rieur aux normes natio­na­les : la moyenne natio­nale d’absence est en effet de 5 jours par agent alors que dans l’hôpi­tal consi­déré on comp­tait 10 jours d’absence par agent en 2002 (rap­port Chambre régio­nale des comp­tes 2006).

En effet, l’absen­téisme longue mala­die et longue durée n’a cessé d’aug­men­ter de façon alar­mante ces der­niè­res années. Cet absen­téisme peut être lié au vieillis­se­ment des agents (les tran­ches d’âges les plus tou­chées se situent entre 41 et 60 ans). Dans l’hôpi­tal étudié, l’ancien­neté moyenne est impor­tante pour les soi­gnants puis­que la majo­rité des soi­gnants ont entre 15 et 30 ans d’ancien­neté. Par ailleurs, l’absen­téisme peut être dû aux condi­tions de tra­vail (pas­sage aux 35 h ?), comme le confir­ment d’autres études, notam­ment Tonneau D. (2003), qui sem­blent mal vécues.

Après ana­lyse docu­men­taire des don­nées sur l’absen­téisme longue durée/longue mala­die, les chif­fres mon­trent que les 2/3 ont pour causes des patho­lo­gies psy­chia­tri­ques :

Nombres d’arrêt longue mala­die/longue durée par caté­go­ries depuis l’année 2000 (dont les 2/3 le sont pour rai­sons psy­chia­tri­ques)

Le rap­port de la Chambre régio­nale des comp­tes (2006) indi­que que le nombre de patho­lo­gies psy­chia­tri­ques repéré pour­rait jus­ti­fier une étude par­ti­cu­lière de l’impact des condi­tions de tra­vail sur l’état de santé du per­son­nel.

Une hypo­thèse peut dès lors être avan­cée : les dimen­sions psy­cho­so­cia­les des condi­tions de tra­vail (stress perçu, burn-out...) influen­cent l’évolution de l’absen­téisme longue mala­die. L’étude a fait l’objet d’une conven­tion de recher­che (tou­jours en cours) avec la direc­tion de l’établissement. La DRH, dans ce cadre-là, sou­hai­tait répon­dre à une pro­blé­ma­ti­que liée à l’absen­téisme longue mala­die/longue durée pour tenter de pré­ve­nir la dété­rio­ra­tion de la santé (notam­ment psy­chi­que) du per­son­nel.

L’hôpi­tal psy­chia­tri­que X., cons­cient du contexte, nous a pro­posé de mener notre recher­che en son sein par une étude qua­li­ta­tive puis quan­ti­ta­tive. Les résul­tats pré­sen­tés ici sont issus de l’étude qua­li­ta­tive. Le recueil des don­nées s’est effec­tué par entre­tiens auprès du per­son­nel. Deux sec­teurs dif­fé­rents avec un fort taux d’absen­téisme ont fait l’objet de l’étude, une unité d’admis­sion (les patients admis sont en situa­tion de crise) et trois unités com­plé­men­tai­res (les patients admis sont dits « sta­bi­li­sés ») de l’hôpi­tal psy­chia­tri­que consi­déré. Nous nous sommes foca­li­sés sur l’acti­vité intra­hos­pi­ta­lière au regard du taux d’absen­téisme pour cette étude qua­li­ta­tive. Comme le sou­li­gnait un cadre supé­rieur de santé, les dys­fonc­tion­ne­ments ins­ti­tu­tion­nels ont plus de réper­cus­sions en interne qu’en externe.

Après avoir mené un entre­tien avec les cadres supé­rieurs de santé, nous avons pu cons­ti­tuer un échantillon varié du per­son­nel. L’objec­tif était d’inter­ro­ger toutes les caté­go­ries de per­son­nel de tout âge et de toute ancien­neté. Au total, nous avons pu pro­duire et retrans­crire les per­cep­tions de 22 per­son­nels : 2 cadres supé­rieurs de santé ; 3 cadres d’unité ; 8 infir­miè­res psy­chia­tri­ques ; 5 aides-soi­gnan­tes ; 4 agents de ser­vice hos­pi­ta­lier (ASH). Les per­son­nes ont été choi­sies en fonc­tion de leur statut, mais aussi de leur âge pour avoir un échantillon le plus varié pos­si­ble. En effet, d’après la pyra­mide des âges extraite du bilan social 2006, les infir­miè­res en par­ti­cu­lier ont soit entre 25 et 34 ans soit entre 45 et 54 ans. Ainsi, notre échantillon qua­li­ta­tif tient compte de ces don­nées socia­les.

Ces entre­tiens ont été com­plé­tés par un entre­tien avec la repré­sen­tante du corps médi­cal (pré­si­dente de la com­mis­sion médi­cale de l’établissement). Les entre­tiens d’une durée de 1 h 30 en moyenne se sont dérou­lés sur le lieu de tra­vail sur une période de cinq mois. Les dif­fé­rents contacts nous ont permis à la fois de nous rendre dans les par­ties fer­mées et ouver­tes des unités concer­nées et d’obser­ver la vie des patients et le quo­ti­dien de l’acti­vité de soi­gnant. Les entre­tiens, enre­gis­trés, ont donné lieu à une retrans­crip­tion inté­grale. Par ana­lyse de contenu, nous avons repéré la récur­rence de cer­tains thèmes, puis nous avons extrait les ver­ba­tims qui nous sem­blaient les plus mar­quants pour illus­trer les thèmes majeurs repé­rés.

Ce sont donc les res­sen­tis, les dis­cours des per­son­nels soi­gnants (IDE, AS, méde­cins psy­chia­tres) et non soi­gnants (cadres d’unités, ASH) qui nous ont inté­res­sés. Notre pré­sence a sans doute contri­bué à la cons­truc­tion du dis­cours sur les situa­tions de tra­vail vécues. C’est plus sous l’angle de la com­pré­hen­sion que de l’expli­ca­tion que nous avons envi­sagé l’étude des situa­tions de tra­vail. Nous ne nous sommes pas inté­res­sés aux chan­ge­ments en cours de façon objec­tive, mais bien plutôt aux per­cep­tions, aux res­sen­tis : inquié­tu­des, évolution perçue de la rela­tion soi­gnant/soigné, contra­dic­tions per­çues dans ce contexte de chan­ge­ment orga­ni­sa­tion­nel.

Les nom­breu­ses inquié­tu­des et péni­bi­li­tés sont révé­lées par la com­bi­nai­son des chan­ge­ments et le contexte de l’acti­vité de soins en psy­chia­trie. Nous abor­de­rons les inquié­tu­des et péni­bi­li­tés liées aux chan­ge­ments orga­ni­sa­tion­nels dans un pre­mier temps. Puis, dans un second temps, nous expli­que­rons les péni­bi­li­tés res­sen­ties en fai­sant réfé­rence aux chocs des cultu­res.

II. Inquiétudes et péni­bi­li­tés liées aux chan­ge­ments orga­ni­sa­tion­nels

Inquiétudes par rap­port à la culture de l’évaluation

Le pre­mier chan­ge­ment orga­ni­sa­tion­nel mis en lumière est l’intro­duc­tion de la culture de l’évaluation à l’hôpi­tal psy­chia­tri­que qui sus­cite bien des inquié­tu­des. La tari­fi­ca­tion à l’acte ins­tau­rée par la nou­velle gou­ver­nance sym­bo­lise cette culture de l’évaluation. En effet, elle néces­site une mesure pré­cise de la « pro­duc­tion de soin ». Celle-ci repose sur la défi­ni­tion de « grou­pes homo­gè­nes de mala­des », nou­vel­les unités d’oeuvre de la pro­duc­tion hos­pi­ta­lière sup­po­sées sta­tis­ti­que­ment tota­le­ment fia­bles. Cette tari­fi­ca­tion à l’acte n’est pas encore mise en place à l’hôpi­tal psy­chia­tri­que com­pa­ra­ti­ve­ment à l’hôpi­tal géné­ral. Des grou­pes de tra­vail en dis­cu­tent et élaborent des indi­ca­teurs pour une mise en place pro­chaine. Cependant, elle fait partie des chan­ge­ments qui pro­vo­quent une réelle inquié­tude. Celle-ci est tra­duite dans les propos de la pré­si­dente de la com­mis­sion médi­cale de l’établissement :

« Pour le moment en psy­chia­trie, il n’y a pas de tari­fi­ca­tion à l’acte, on en parle comme quel­que chose qui va être l’avenir& nous ne la voyons pas arri­ver d’un très bon oeil& l’acte en psy­chia­trie est quand même très dif­fi­cile à limi­ter puisqu’il a une dimen­sion rela­tion­nelle et lan­ga­gière tout à fait spé­ci­fi­que& il est à la fois rela­tion­nel et lan­ga­gier et très peu tech­ni­que donc& un acte tech­ni­que se codi­fie assez bien et donc se paie assez bien par la sécu alors que nos actes à nous ont ce carac­tère flou des rela­tions humai­nes qui font qu’on vit assez mal le fait de devoir les cali­brer& on craint qu’il y ait aussi retour de flamme& c’est-à-dire que s’il n’y a pas assez d’acti­vité, il n’y a pas d’argent& il faut faire de la consul­ta­tion, il faut faire de l’acte& c’est pas du tout dans notre culture hos­pi­ta­lière de la psy­chia­trie publi­que& du tout, du tout& » (pré­si­dente com­mis­sion médi­cale d’tablis­se­ment, repré­sen­tante du corps médi­cal, méde­cins psy et chefs de pôle).

L’idée prin­ci­pale qui émerge de ce dis­cours est la contra­dic­tion qu’il semble y avoir entre la culture de l’évaluation et l’acti­vité de soins en psy­chia­trie. Celle-ci aurait un aspect essen­tiel­le­ment rela­tion­nel qui se prête mal à une quan­ti­fi­ca­tion. Le terme « rela­tion­nel » est cité plu­sieurs fois, ce qui met en évidence l’impor­tance de cette dimen­sion dans les valeurs, la culture des pro­fes­sion­nels. Par ailleurs, une autre dimen­sion impor­tante est intro­duite par le terme « lan­ga­gier » répété lui aussi plu­sieurs fois. L’oppo­si­tion des termes rela­tion­nel et tech­ni­que est forte dans le dis­cours. L’ana­lyse des propos montre une dis­tinc­tion très nette entre la repré­sen­ta­tion de la nature de l’acti­vité de soins en psy­chia­trie chez ce pro­fes­sion­nel (« dimen­sion rela­tion­nelle et lan­ga­gière, flou des rela­tions humai­nes ») et la tari­fi­ca­tion à l’acte qui consi­dère l’acti­vité de soins comme un résul­tat (« un acte tech­ni­que », « devoir les cali­brer »). Donc deux visions de l’acti­vité, l’une pro­ces­suelle, qua­li­ta­tive et inte­rac­tive, l’autre tech­ni­que, quan­ti­ta­tive et sub­stan­tive, s’oppo­sent.

Cependant, l’ana­lyse de l’acti­vité pour l’établissement concerné pour­rait faire espé­rer des effets posi­tifs de la mise en place de la tari­fi­ca­tion à l’acti­vité comme le sou­li­gne le direc­teur : « La tari­fi­ca­tion à l’acti­vité devrait favo­ri­ser le CH&, 1re file active mais seu­le­ment 9e rang des bud­gets de centre hos­pi­ta­lier spé­cia­lisé ». Cependant, en raison du dif­féré de la modi­fi­ca­tion de réforme de finan­ce­ment pour les hôpi­taux psy­chia­tri­ques, le CHS ne pourra pas obte­nir rapi­de­ment de nou­veaux moyens liés direc­te­ment à l’acti­vité.

Il semble donc que les opi­nions diver­gent concer­nant la tari­fi­ca­tion à l’acti­vité : outil de ratio­na­li­sa­tion des dépen­ses ou outil de chan­ge­ment cultu­rel ?

L’inquié­tude majeure asso­ciée à cette tari­fi­ca­tion à l’acte repose sur la déna­tu­ra­tion de l’acti­vité, le chan­ge­ment de culture, de croyan­ces des soi­gnants en psy­chia­trie. La grande majo­rité des entre­tiens sou­li­gnent cet état de fait et rejoi­gnent les résul­tats des études menées sur le PMSI, notam­ment celle de Moisdon (2000) qui montre la résis­tance, voire le retrait du corps infir­mier, par rap­port à la culture ges­tion­naire et à ce nouvel outil. Par contre, l’étude montre que, lors­que le corps médi­cal s’appro­prie l’outil, celui-ci peut modi­fier les pra­ti­ques orga­ni­sa­tion­nel­les et ali­men­ter un appren­tis­sage orga­ni­sa­tion­nel. Autrement dit, l’outil consi­déré comme très impar­fait peut servir de pré­texte à une réflexion sur l’acti­vité et per­met­tre de cons­truire de nou­vel­les pra­ti­ques.

Une durée moyenne de séjour plus courte

Un autre chan­ge­ment orga­ni­sa­tion­nel impor­tant de l’acti­vité en psy­chia­trie liée à la culture de l’évaluation se tra­duit par une durée moyenne de séjour plus courte comme le montre le rap­port de la Chambre régio­nale des comp­tes (2007) pour cet établissement. En effet, les don­nées mon­trent une baisse quasi conti­nue de la durée moyenne de séjour (DMS), de l’ordre de plus de 45 jours à 30, qu’il s’agisse de la durée moyenne d’hos­pi­ta­li­sa­tion par séjour ou de la durée totale des séjours par an et par patient.

Les rai­sons de « l’ouver­ture sur l’exté­rieur » de l’hôpi­tal psy­chia­tri­que, de la dimi­nu­tion de l’inter­ne­ment ne sem­blent pas repo­ser uni­que­ment sur le mou­ve­ment de l’anti-psy­chia­trie. En effet, cette dimi­nu­tion de la durée des séjours serait due en partie à une ratio­na­li­sa­tion accrue des coûts et à une logi­que économique comme le sou­li­gne le témoi­gnage sui­vant :

« [...] Les mala­des sor­tent plus faci­le­ment : oui, mais je n’y vois pas que des rai­sons posi­ti­ves, c’est tout sim­ple­ment médico-économique : on a lar­ge­ment dimi­nué le nombre de lits en psy­chia­trie ; à l’échelle de la France on a perdu des cen­tai­nes et des cen­tai­nes de lits comme tous les pays occi­den­taux qui ont réduit féro­ce­ment leur capa­cité d’hos­pi­ta­li­sa­tion en psy­chia­trie, donc après il n’y a pas besoin de s’exta­sier en disant que les mala­des on les garde moins long­temps hein ! Forcément, ça tourne plus ! C’est peut-être parce qu’on les flan­que dehors plus vite et pas for­cé­ment sta­bi­li­sés& ça c’est pour une pre­mière réponse à cette « mer­veilleuse ouver­ture » ; elle est médico-économique beau­coup plus qu’éthique ! Il s’agit sur­tout que ça coûte moins cher, qu’il y ait moins d’hos­pi­ta­li­sa­tion, moins de lits et que ça tourne plus vite& » (Représentante du corps médi­cal)

L’ana­lyse des propos met l’accent sur le manque de lits et la satu­ra­tion des capa­ci­tés d’accueil de l’hôpi­tal. Ce qui est confirmé par le rap­port de la Chambre régio­nale des comp­tes (2006). Là encore, la logi­que économique « il s’agit sur­tout que ça coûte moins cher » est oppo­sée à la logi­que de soin « c’est parce qu’on les flan­que dehors plus vite et pas for­cé­ment sta­bi­li­sés ». Les termes employés ne sont pas ano­dins et déno­tent à la fois une cer­taine vio­lence comme « flan­quer » ou encore un cer­tain cynisme « mer­veilleuse ouver­ture ». Un nou­veau phé­no­mène, cons­taté par les psy­chia­tres, dû au rac­cour­cis­se­ment de la durée des séjours, appa­raît : le syn­drome de la porte tour­nante. C’est-à-dire qu’un grand nombre de mala­des sor­tent rapi­de­ment après leur admis­sion et retour­nent à l’hôpi­tal peu après leur sortie (Castro, Bahadori, Tortelli, Ailam, Skurnik, 2007).

Une nou­velle popu­la­tion de patient

Parallèlement et inver­se­ment à ce mou­ve­ment d’ouver­ture sur l’exté­rieur dû à une rota­tion des patients plus impor­tante, la misère sociale entre à l’hôpi­tal psy­chia­tri­que. Cela pro­vo­que des chan­ge­ments dans l’acti­vité. Depuis une dizaine d’années, d’après les propos des soi­gnants, la popu­la­tion de patients prise en charge par l’hôpi­tal psy­chia­tri­que a changé : de nom­breux patients sont des exclus de la société, pré­ca­rité, souf­france au tra­vail. L’hôpi­tal psy­chia­tri­que devient l’ins­ti­tu­tion de recours à l’urgence de l’exclu­sion sociale comme le mon­trent ces ver­ba­tims :

« À l’époque, les patho­lo­gies n’étaient pas les mêmes. Aujourd’hui, on assiste à une déstruc­tu­ra­tion sociale [&] Le tra­vail a changé dans le rela­tion­nel avec les patients, avec la hié­rar­chie. À l’heure actuelle, les « grands fous » n’exis­tent plus, ils sont en ville. Aujourd’hui, on fait plutôt de l’assis­ta­nat social. Mais vous savez trop d’assis­ta­nat nuit à l’assis­ta­nat. L’hôpi­tal a dévié de sa fonc­tion, la société a évolué, l’hôpi­tal psy­chia­tri­que reflète la société actuelle (pré­ca­ri­sa­tion, dés­co­la­ri­sa­tion...). »(Infirmier psy­chia­tri­que, 35 ans d’ancien­neté).

À tra­vers ces propos, une cer­taine nos­tal­gie du passé res­sort. Le terme « assis­ta­nat » est uti­lisé péjo­ra­ti­ve­ment et s’oppose à la vraie folie « grands fous » qui fait la noblesse du métier. L’hôpi­tal même est consi­déré comme « déviant » par rap­port à sa fonc­tion d’ori­gine et donc dans la repré­sen­ta­tion de cet infir­mier, il s’éloigne de ce qu’il consi­dère comme « normal » par rap­port à son métier.

« On a de moins en moins de psy­chia­trie, de plus en plus de poly toxi­co­ma­nie& des gens qui sont en marge de la société et qui nous sont adres­sés parce que per­sonne n’en veut. Je ne suis pas sûre que la struc­ture soit adap­tée pour les rece­voir. » (Infirmière psy­chia­tri­que, 18 ans d’ancien­neté)

L’hôpi­tal psy­chia­tri­que retrou­ve­rait-il ses carac­té­ris­ti­ques d’antan en ser­vant de refuge à tous les exclus de la société : « Aujourd’hui, on n’est plus des « gardes-mala­des. » Iinfirmière psy­chia­tri­que, 15 ans d’ancien­neté)

L’hôpi­tal psy­chia­tri­que est face à des logi­ques diver­gen­tes : la ratio­na­li­sa­tion des coûts avec à la fois le devoir de pren­dre en charge tous les exclus de la société.

« Ce qu’on se demande tous les jours c’est : est-ce que je m’occupe de celui-là parce qu’il est malade vrai­ment ou sim­ple­ment parce qu’il est là et qu’aucune autre ins­ti­tu­tion ne répond ? Je dis oui aux deux ques­tions tous les jours. C’est-à-dire que la moitié de mon unité d’admis­sion, ce sont des gens très mala­des ; l’autre moitié, ce sont des gens dont la situa­tion sociale, affec­tive, économique est en pleine déshé­rence et aucune autre ins­ti­tu­tion ne répond en par­ti­cu­lier aussi rapi­de­ment que l’ins­ti­tu­tion psy. [...] Donc on les met en hôpi­tal psy­chia­tri­que, mais ils ne reçoi­vent aucun soin par­ti­cu­lier en hop psy, donc ils coû­tent extrê­me­ment chers. L’hôpi­tal psy­chia­tri­que assiste mas­si­ve­ment tout ce qui ne va pas dans la société fran­çaise& assiste au sens d’assis­tance& donc on a du monde& tous les exclus... pas seu­le­ment les SDF... ça aussi c’est une spé­cia­li­sa­tion nou­velle, la pré­ca­rité depuis une dizaine d’années. (Présidente CME, repré­sen­tante du corps médi­cal, chef de pôle)

L’ana­lyse des propos montre là encore une oppo­si­tion entre mala­des et non-mala­des « exclus » de la société à cause de leur situa­tion sociale, économique ou affec­tive. L’hôpi­tal psy­chia­tri­que est perçu comme l’ins­ti­tu­tion de der­nier recours : « On assiste mas­si­ve­ment tout ce qui ne va pas dans la société fran­çaise. » La logi­que du social s’oppose donc à la logi­que économique : « Ils coû­tent extrê­me­ment cher. »

Face à cette ratio­na­li­sa­tion économique géné­rée par la culture de l’évaluation, les soi­gnants dénon­cent une trans­for­ma­tion impo­sée de leurs pra­ti­ques.

Pénibilités per­çues dans la rela­tion soi­gnant/soigné : une ratio­na­li­sa­tion du temps au détri­ment du rela­tion­nel

Ces évolutions sem­blent réduire le temps consa­cré aux patients. Les pra­ti­ques de soin inté­graient aupa­ra­vant la mise en place de pro­jets avec les patients. Or, par manque de per­son­nel, les soi­gnants inter­ro­gés disent ne plus avoir le temps de mettre en place des pro­jets avec les patients, assu­rer des acti­vi­tés de socia­li­sa­tion, de mobi­li­sa­tion et d’ani­ma­tion comme le jar­di­nage, les ate­liers de pein­ture. Les bien­faits pour les patients liés à l’occu­pa­tion, à la cons­truc­tion de l’iden­tité grâce au tra­vail à tra­vers ces pro­jets font place à l’ennui, au vide exis­ten­tiel comme le sou­li­gne ce ver­ba­tim :

Le per­son­nel a dimi­nué : là où autre­fois on pou­vait être quatre ou cinq en quart, aujourd’hui on est trois ou deux. [&] il n’y en a pas plus qu’avant (des situa­tions de vio­lence) mais comme il y a moins de per­son­nel, les patients sont beau­coup moins occu­pés, on les emmène moins sur l’exté­rieur, il n’y a plus d’ate­lier, le der­nier vient de fermer& eh bien ima­gi­nez donc ce que ça peut donner 24 ou 26 per­son­nes hos­pi­ta­li­sées dans un même endroit à tour­ner en rond et le seul inté­rêt c’est d’atten­dre leur argent qu’ils ont une ou deux fois par semaine et qu’ils vont cher­cher à la per­cep­tion les repas qui sont donnés quatre fois par jour& voilà ! Alors l’été comme on peut ouvrir sur le parc& c’est mieux, mais quand il pleut l’hiver et que tout le monde tourne là-dedans& avant ils étaient portés par quel­que chose, il y avait un sem­blant de vie.(Infirmière psy­chia­tri­que, 10 ans d’ancien­neté)

Les soi­gnants inter­ro­gés sont una­ni­mes sur cette ques­tion du manque de per­son­nel qui influence l’acti­vité de soins. Elle évolue au détri­ment du rela­tion­nel et de l’anti­ci­pa­tion des ris­ques poten­tiels :

« Le plus péni­ble dans le tra­vail, je dirai que c’est le manque de per­son­nel, le manque de dis­po­ni­bi­lité auprès des patients. » (Infirmier psy­chia­tri­que, 8 ans d’ancien­neté)

[&.] « Les patients sont aussi gênés de nous deman­der : « Est-ce qu’on peut dis­cu­ter cinq minu­tes et ça c’est pas normal& on oublie le rela­tion­nel. » (Infirmière psy­chia­tri­que, 5 ans d’ancien­neté)

À tra­vers ces propos, ce qui est reven­di­qué par les soi­gnants c’est la néces­sité de réin­tro­duire du rela­tion­nel avec les patients, de la dis­po­ni­bi­lité pour que leur tra­vail ait un sens et qu’il réponde aux exi­gen­ces liées à leur repré­sen­ta­tion de la qua­lité des soins.

Une ratio­na­li­sa­tion du temps au détri­ment de la pré­ven­tion des situa­tions de vio­lence

Le per­son­nel soi­gnant fait également le cons­tat d’un chan­ge­ment de nature de son acti­vité : l’acti­vité admi­nis­tra­tive aug­mente au détri­ment du temps passé avec les patients, de l’écoute qui est à la base de l’acti­vité de soin cli­ni­que. L’indis­po­ni­bi­lité conduit au manque d’écoute et génère une aug­men­ta­tion des situa­tions d’agres­sion, de vio­lence comme le met en évidence un cadre d’unité :

« C’est uni­que­ment par la pré­sence et par l’écoute que l’on peut anti­ci­per les moments de vio­lence. Mais les pro­blè­mes d’effec­tif génè­rent une aug­men­ta­tion de la vio­lence à cause du pro­blème d’écoute. » (Cadre d’unité, homme)

L’ana­lyse de ces propos permet d’envi­sa­ger une rela­tion de cause à effet entre le manque de dis­po­ni­bi­lité, d’écoute des patients et le fait de ne plus pou­voir « anti­ci­per les moments de vio­lence ». On pour­rait donc en conclure que l’écoute est un savoir-faire essen­tiel chez les soi­gnants en psy­chia­trie et que cette qua­lité d’écoute dépend du temps passé avec les patients. Autrement dit, la vio­lence se concré­tise aussi à cause d’une ratio­na­li­sa­tion du temps.

L’indis­po­ni­bi­lité, la perte de rela­tion avec le patient par manque de temps et manque de per­son­nel ont été très lon­gue­ment évoquées par les soi­gnants inter­ro­gés. Ce phé­no­mène s’expli­que aussi par la dimen­sion archi­tec­tu­rale de cer­tai­nes unités de l’établissement concerné. Effectivement, dans cer­tains pavillons d’unités com­plé­men­tai­res, les dépla­ce­ments des soi­gnants sont très étendus et nom­breux (forme en U). D’après les entre­tiens menés, dans ces struc­tu­res par­ti­cu­liè­res les soi­gnants se plai­gnent du manque de temps passé avec les patients. Les soins tech­ni­ques se sub­sti­tuent aux soins rela­tion­nels. Les tra­vaux menés par Estryn-Behar (2001) met­tent en évidence l’impor­tance de l’appro­che ergo­no­mi­que pour com­pren­dre l’acti­vité réelle de tra­vail et, par là même, la qua­lité des soins. D’après cette appro­che, la dimen­sion archi­tec­tu­rale expli­que l’aban­don de l’aspect rela­tion­nel au profit de l’aspect tech­ni­que des soins.

Par ailleurs, les situa­tions d’insé­cu­rité avec les patients sont aussi plus fré­quen­tes. L’évolution de la popu­la­tion des patients génère une évolution des com­por­te­ments qui y sont asso­ciés (agres­sions ver­ba­les et phy­si­ques, inci­vi­li­tés, mani­pu­la­tions, trou­bles, addic­tions). Les soi­gnants qui exer­cent en ser­vice psy­chia­tri­que y sont expo­sés. Les chif­fres de la méde­cine du tra­vail du CHS indi­quent une aug­men­ta­tion d’année en année des décla­ra­tions de fiches d’inci­dents por­tant sur la vio­lence des patients. Cela peut s’expli­quer par plu­sieurs rai­sons : soit il y a effec­ti­ve­ment plus d’agres­sions de la part des patients, soit il y a plus de décla­ra­tions de la part des soi­gnants ou encore un peu des deux. Dans tous les cas, cela met en évidence un pro­blème d’insé­cu­rité réelle ou perçue :

« Il y a la nuit une seule per­sonne dans l’unité Y (effec­tif mini de nuit). Ça c’est scan­da­leux !!! Je suis la seule infir­mière de nuit, je tombe dans les pommes et bien il y a per­sonne d’autre& Très der­niè­re­ment, c’est arrivé à une de mes col­lè­gues& à être obli­gée de monter dans une unité d’admis­sion la nuit et donc de lais­ser seule sa col­lè­gue aide-soi­gnante pour les deux unités, ce qui m’était moi-même arrivé l’an der­nier, j’avais fait une fiche d’inci­dent d’ailleurs& bon, elle a fait une fiche d’inci­dent et le cadre de l’unité lui a dit que c’était la seule à se plain­dre d’être seule la nuit. C’est peut-être vrai mais faut pas nous pren­dre non plus pour des cons& je suis vul­gaire mais j’insiste, je le fais exprès& » (Infirmière psy­chia­tri­que, 15 ans d’ancien­neté)

Ces décla­ra­tions d’inci­dents tra­dui­sent un sen­ti­ment d’insé­cu­rité crois­sant. À tra­vers ces propos, il semble que ce ne soit pas tant le risque lui-même qui pose pro­blème (risque lié à la dan­ge­ro­sité de la folie) que le sen­ti­ment d’être exposé au danger sans pos­si­bi­lité de s’ajus­ter à ces nou­vel­les situa­tions de tra­vail.

L’acti­vité en hôpi­tal psy­chia­tri­que subit des évolutions sour­ces d’inquié­tu­des et d’insé­cu­rité chez le per­son­nel inter­rogé. Les chan­ge­ments évoqués indui­sent un choc des cultu­res et l’émergence de contra­dic­tions dans l’acti­vité même de tra­vail.

III. Une expli­ca­tion de la péni­bi­lité par le choc des cultu­res

Cette péni­bi­lité au tra­vail res­sen­tie peut s’expli­quer par des conflits de valeurs. Nous en expo­se­rons deux qui res­sor­tent à tra­vers l’ana­lyse du dis­cours : un conflit valeurs ou de repré­sen­ta­tions sur la qua­lité des soins et des repré­sen­ta­tions diver­gen­tes sur la nature du tra­vail.

Les repré­sen­ta­tions diver­gen­tes de la qua­lité des soins

Des contra­dic­tions majeu­res appa­rais­sent dans le quo­ti­dien de l’acti­vité en hôpi­tal psy­chia­tri­que, notam­ment à tra­vers l’accré­di­ta­tion et les démar­ches qua­lité. Ces chan­ge­ments ont été bien inté­grés par l’enca­dre­ment, alors que le per­son­nel soi­gnant de l’hôpi­tal est loin de se les être appro­priés.

Il nous faut pré­ci­ser cer­tains éléments concer­nant les démar­ches qua­lité et l’accré­di­ta­tion. L’accré­di­ta­tion est une pro­cé­dure d’évaluation externe à un établissement de santé, effec­tuée par des pro­fes­sion­nels indé­pen­dants de l’établissement et de ses orga­nis­mes de tutelle, évaluant l’ensem­ble de son fonc­tion­ne­ment et de ses pra­ti­ques. Elle vise à assu­rer la sécu­rité et la qua­lité des soins donnés au malade et à pro­mou­voir une poli­ti­que de déve­lop­pe­ment continu de la qua­lité au sein des établissements de santé, selon l’HAS (Haute auto­rité de santé). Elle concerne tous les établissements de santé publics et privés, et est conduite par la Haute auto­rité de santé (HAS).

Le manuel d’accré­di­ta­tion des hôpi­taux com­por­tait les aspects sui­vants : le patient et sa prise en charge - droits et infor­ma­tion du patient, dos­sier du patient, orga­ni­sa­tion de leur prise en charge ; mana­ge­ment et ges­tion au ser­vice du patient - mana­ge­ment de l’établissement et des sec­teurs d’acti­vité, ges­tion des res­sour­ces humai­nes, des fonc­tions logis­ti­ques, du sys­tème d’infor­ma­tion ; qua­lité et pré­ven­tion - ges­tion de la qua­lité et pré­ven­tion des ris­ques, vigi­lan­ces sani­tai­res et sécu­rité trans­fu­sion­nelle, sur­veillance, pré­ven­tion et contrôle du risque infec­tieux. La ver­sion mana­gé­riale, « la cer­ti­fi­ca­tion » et la démar­che qua­lité « Ensemble des actions que mène l’orga­ni­sa­tion pour se déve­lop­per par la satis­fac­tion de ses clients/usa­gers » (Haute auto­rité de santé) décou­lent de l’accré­di­ta­tion.

Malgré cette inci­ta­tion à la qua­lité par le mana­ge­ment, les soi­gnants ont du mal à adhé­rer à cette vision de la qua­lité qu’ils qua­li­fient de pro­cé­du­rale et qu’ils per­çoi­vent par­fois en contra­dic­tion avec leur propre défi­ni­tion de la qua­lité. En effet, pour les soi­gnants, la qua­lité des soins passe par une plus grande dis­po­ni­bi­lité pour un meilleur rela­tion­nel avec le patient.

« Souvent ce sont les patients qui vien­nent nous voir pour nous aver­tir du pro­blème. On prend pas le temps pour chacun, c’est un peu à la file indienne& on n’a pas le temps de dis­cu­ter, on rentre dans leur cham­bre, on fait leur toi­lette, on les assoit dans un coin et au sui­vant& c’est une espèce d’abat­tage. Là, la qua­lité de la prise en charge& » (Infirmière psy­chia­tri­que, 8 ans d’ancien­neté)

À tra­vers ces propos, c’est la qua­lité de la prise en charge du patient qui est remise en cause. La qua­lité des soins est asso­ciée au temps passé avec le patient « pas le temps pour chacun, pas le temps de dis­cu­ter », « au sui­vant », « c’est une espèce d’abat­tage ». Le rap­port au temps semble un élément essen­tiel dans la culture des soi­gnants en psy­chia­trie.

Les soi­gnants ont l’impres­sion que les valeurs de l’admi­nis­tra­tion de l’hôpi­tal et leurs valeurs ne se recou­pent pas sur la façon d’exer­cer le tra­vail. Cette dif­fé­rence de repré­sen­ta­tion entre enca­dre­ment et soi­gnants est bien mise en évidence par les études sur la qua­lité, notam­ment celle de Claveranne, Vinot et collab. (2003). En effet, les résul­tats de cette étude sou­li­gnent l’absence de défi­ni­tion unique de la qua­lité. Le dis­cours des soi­gnants sur la qua­lité se centre davan­tage que les autres caté­go­ries sur les patients. Autrement dit, la logi­que des soi­gnants est mar­quée par les aspects rela­tion­nels de la qua­lité des soins alors que la logi­que des res­pon­sa­bles admi­nis­tra­tifs est plus proche des textes sur la qua­lité.

La démar­che d’accré­di­ta­tion, pour les soi­gnants, contre­dit l’esprit du soin même si la logi­que économique est consi­dé­rée comme indis­pen­sa­ble comme l’illus­tre ce ver­ba­tim :

« La démar­che d’accré­di­ta­tion, il est dif­fi­cile de la récu­ser en tant que telle parce que, que nos actions, nos acti­vi­tés, notre pro­duc­tion de soin (expres­sion dont j’ai hor­reur) soient évaluées par ce qu’elles coû­tent aux deniers publics, je trouve ça tout à fait normal ; alors main­te­nant la réa­lité de l’évaluation c’est quand même quel­que chose de très très for­ma­liste qui peut très bien contour­ner tout à fait les pro­blè­mes de fond. On peut avoir une excel­lente évaluation dans des hôpi­taux sans qu’aucun des pro­blè­mes de fond ne soit abordé. Je sais pas si vous avez vu un ques­tion­naire d’évaluation& c’est une pensée très mor­ce­lée& on ne parle que des pro­cé­du­res et on ne parle jamais des poli­ti­ques de soins& vous pensez au ras de la pro­cé­dure donc vous ne pensez pas& la pro­cé­dure elle est faite en géné­ral par la Haute auto­rité de santé, vous êtes plus ou moins bien collé à ladite pro­cé­dure mais on ne vous demande pas de penser en prime. Regardez le type de ques­tion et com­ment on y répond& pour nous c’est com­plè­te­ment étranger à la pensée médi­cale. Pour nous, il faut une acro­ba­tie cog­ni­tive impor­tante& (Présidente CME, méde­cin psy­chia­tre, chef de pôle)

À tra­vers ces propos, la pro­cé­dure qua­lité semble aller à l’encontre d’une réflexion sur l’acti­vité du soin « pensée mor­ce­lée », « vous pensez au ras de la pro­cé­dure donc vous ne pensez pas ». Ce qui semble s’oppo­ser, ici, c’est une vision ana­ly­ti­que de l’évaluation telle qu’elle est mise en place à tra­vers le res­pect des pro­cé­du­res et la vision syn­thé­ti­que évoquée par « on ne parle jamais des poli­ti­ques de soins », « les pro­blè­mes de fond ». L’enfer­me­ment de la pensée se carac­té­rise dans le dis­cours par la pro­cé­dure qui contraint : « Collé à ladite pro­cé­dure mais on ne vous demande pas de penser. »

Le choc des cultu­res se concré­tise donc en partie dans le conflit sur la qua­lité. Les expres­sions telles que « gardes-mala­des », c’est une « espèce d’abat­tage » mon­trent bien le désar­roi dans lequel se trou­vent les soi­gnants face à cette situa­tion. La façon de mettre en place la démar­che qua­lité est sou­vent perçue comme non légi­time étant donné ce qui se passe au quo­ti­dien dans cer­tai­nes unités sur le plan de la prise en charge des patients. Par exem­ple, l’acti­vité en unité d’admis­sion (patients en situa­tion de crise) et celle en unité com­plé­men­taire (patients sta­bi­li­sés) se recou­pent puis­que les situa­tions d’urgence en unité com­plé­men­taire sont de plus en plus fré­quen­tes. Dans les unités com­plé­men­tai­res obser­vées, plu­sieurs patients dont l’état n’était pas sta­bi­lisé étaient pré­sents par faute de place dans les unités d’admis­sion. D’après les cadres d’unité, cette situa­tion n’est pas excep­tion­nelle comme le sou­li­gne cet extrait :

« On a plus de patients hos­pi­ta­li­sés dans les unités d’admis­sion qu’avant : 25 lits alors que l’on a tou­jours 30 patients pré­sents, alors on met les patients en cham­bre d’iso­le­ment et des lits dans les bureaux. On a aussi dans notre ser­vice des per­son­nes qui devraient être en unité d’admis­sion et par manque de place elles se retrou­vent en unité moyen-long séjour (unité com­plé­men­taire). Donc pour ces per­son­nes là, elles n’ont pas la même prise en charge qu’en admis­sion& et ça arrive au quo­ti­dien& il y a eu une accé­lé­ra­tion ces deux der­niè­res années& aujourd’hui on a trois per­son­nes dans ce cas-là dans notre ser­vice et c’est au quo­ti­dien. » (Cadre d’unité, homme)

Ces pre­miers résul­tats rejoi­gnent les résul­tats de nom­breu­ses études sur les effets de l’accré­di­ta­tion et démar­che qua­lité sur l’acti­vité des per­son­nels soi­gnants. En effet, l’image de cette démar­che qua­lité sus­cite une cer­taine réti­cence. Les soi­gnants n’ont plus la convic­tion de bien faire leur tra­vail et per­çoi­vent une dété­rio­ra­tion de la qua­lité des soins et de la rela­tion soi­gnant-soigné (DREES, 2005).

De même, la démar­che qua­lité mise en place s’accom­pa­gne d’une redé­fi­ni­tion des res­pon­sa­bi­li­tés et des limi­tes de chacun dans l’accom­plis­se­ment de son tra­vail, autre­ment dit d’un tra­vail perçu comme étant de plus en plus indi­vi­duel.

Les repré­sen­ta­tions sur la nature du tra­vail : indi­vi­duel versus col­lec­tif

L’indi­vi­dua­li­sa­tion du tra­vail (ou spé­cia­li­sa­tion) est perçue comme un « sau­cis­son­nage de rôle » par les soi­gnants inter­ro­gés. Elle leur paraît non adap­tée à l’acti­vité et à la qua­lité de la prise en charge des patients en hôpi­tal psy­chia­tri­que.

« Les nou­veaux cadres sont dif­fé­rents : chacun sa place, chacun son rôle. Une infir­mière n’a pas à faire les lits& ce n’est pas leur rôle& le cadre supé­rieur de santé insiste sur le « chacun son rôle. » (Infirmière psy­chia­tri­que, 13 ans d’ancien­neté).

L’exclu­sion des agents de ser­vi­ces hos­pi­ta­lier (ASH) de l’équipe de tra­vail (infir­mière, aide-soi­gnante) rejoint ce mou­ve­ment de des­truc­tion du col­lec­tif de tra­vail par l’indi­vi­dua­li­sa­tion du tra­vail. Les ASH ne se sen­tent plus reconnues dans leur tra­vail et res­sen­tent même une cer­taine humi­lia­tion alors qu’elles reven­di­quent leur rôle à part entière dans l’acti­vité :

« Aujourd’hui on n’assiste plus aux réu­nions, c’est ter­miné. Le cadre d’unité s’est concerté avec la sur­veillante chef. Le pré­texte énoncé est la confi­den­tia­lité/aux patients. Alors que moi je peux vous dire que l’on sait plein de choses sur les patients en vidant leur pou­belle& c’est très par­lant : on voit les pro­blè­mes d’alcoo­lisme, d’obé­sité et on voit les selles de toi­lette, les vomis­se­ments. Certains cadres ont oublié qu’ils étaient en psy­chia­trie. Moi, je suis dans le rela­tion­nel et je suis pas seu­le­ment là pour faire le ménage& Au fur et à mesure ça nous met des coups& on pour­rait aller tra­vailler au cam­pa­nile du coin ou à l’usine, ça serait pareil. Si on choi­sit ce domaine, c’est pour le rela­tion­nel. » (Agent de ser­vice hos­pi­ta­lier, 6 ans d’ancien­neté, femme)

L’ana­lyse des propos montre la fierté des ASH de faire ce métier en hôpi­tal psy­chia­tri­que. Cette caté­go­rie semble avoir inté­gré les valeurs liées à la culture des soi­gnants : « Si on choi­sit ce domaine, c’est pour le rela­tion­nel ». Les propos évoquent le pro­blème de reconnais­sance et de valo­ri­sa­tion de la fonc­tion ASH dans un contexte de bureau­cra­tie pro­fes­sion­nelle où le pou­voir est lié aux com­pé­ten­ces médi­ca­les.

Des glis­se­ments de tâches s’opè­rent fré­quem­ment entre ASH et aide-soi­gnante et entre aide-soi­gnante et infir­mière. En effet, des ASH aident quo­ti­dien­ne­ment les aides-soi­gnan­tes, les infir­miè­res dans les situa­tions de crise. Les spé­ci­fi­ci­tés du contexte psy­chia­tri­que, notam­ment la mise en cham­bre d’iso­le­ment de patients en crise, peu­vent expli­quer la pré­sence d’hommes d’autres sta­tuts que celui d’infir­miers (ASH par exem­ple) pour résou­dre ces situa­tions dif­fi­ci­les et vio­len­tes. Contrairement aux résul­tats d’études telles que DREES (2005) qui conver­gent vers l’idée de réduc­tion des pos­si­bi­li­tés de coo­pé­ra­tion, notam­ment inter­ca­té­go­riel­les, au sein des équipes par l’intro­duc­tion de la divi­sion for­ma­li­sée du tra­vail (sous forme de pro­to­co­les, réfé­ren­tiels, fiches de postes induits par la démar­che qua­lité), nous cons­ta­tons que ceci n’est pas le cas dans le contexte psy­chia­tri­que étudié.

Ce glis­se­ment de tâches va à l’encontre de la démar­che d’accré­di­ta­tion qui sti­pule les res­pon­sa­bi­li­tés de chaque caté­go­rie de per­son­nel. Or, pour pou­voir fonc­tion­ner dans le quo­ti­dien de l’acti­vité, il semble qu’il faille contour­ner le pres­crit.

L’acti­vité et la charge de tra­vail sem­blent donc évoluer dans les unités. Le mana­ge­ment ne maî­trise pas cette évolution. La méconnais­sance de cette charge de tra­vail ne permet pas de mettre en adé­qua­tion le per­son­nel, en matière d’effec­tif et de com­pé­ten­ces, en adé­qua­tion avec l’acti­vité des unités. Cette absence de mana­ge­ment du tra­vail pres­crit rend le tra­vail réel bien dif­fi­cile.

En effet, les cadres de proxi­mité, cadres d’unité vivent mal, eux aussi, leur situa­tion de tra­vail. Ils sont soumis à des injonc­tions para­doxa­les : à la fois gérer les objec­tifs de la direc­tion en matière de qua­lité et répon­dre aux contrain­tes du ter­rain, notam­ment en ce qui a trait à l’effec­tif. Ces cadres d’unité vivent de plus en plus des situa­tions d’urgence. Ils ont cons­cience de la fati­gue de leur équipe et des contrain­tes du ter­rain, mais doi­vent inté­grer le modèle de moder­ni­sa­tion de l’hôpi­tal qui s’oriente vers une culture de la per­for­mance/du résul­tat.

« Il y a une grosse sol­li­ci­ta­tion des cadres de proxi­mité (cadres d’unité). Ils me disent : "Ça va pas&" et moi je leur réponds : " Ça va pas mais faut que ça aille quand même". C’est dur pour eux. On est dans une phase de trans­for­ma­tion : le sys­tème a très bien marché en 70-80& aujourd’hui, il faut repen­ser le sys­tème de soins par rap­port aux évolutions socia­les. Ce sont ceux qui sont dans des struc­tu­res temps plein qui ont le plus à gérer les dys­fonc­tion­ne­ments ins­ti­tu­tion­nels : c’est lourd. » (Cadre supé­rieur de santé, homme)

IV. Discussion et Pistes

Dans le contexte étudié, les résul­tats mon­trent une dif­fi­cile conver­sion(terme repris de Bourdieu, 2003, qui évoque la conver­sion au sys­tème de croyan­ces de l’économie de marché des pay­sans en milieu rural) des soi­gnants à la culture de l’évaluation. Ce sont deux repré­sen­ta­tions de l’acti­vité de soins qui s’oppo­sent à tra­vers le dis­cours des soi­gnants : la pre­mière, celle des soi­gnants, est pro­ces­suelle, qua­li­ta­tive et inte­rac­tive (elle fait réfé­rence à l’échange, au rela­tion­nel, aux rela­tions humai­nes) ; la seconde est tech­ni­que (l’acti­vité se résume à l’acte), quan­ti­ta­tive et sub­stan­tive (elle peut être mesu­rée, cali­brée et se concré­tise dans l’acte).

Nous avons donc montré les inquié­tu­des sou­le­vées par l’intro­duc­tion de la culture de l’évaluation qui semble étrangère et en contra­dic­tion avec la culture des soi­gnants en psy­chia­trie. À tra­vers les témoi­gna­ges des per­son­nels, de gran­des confron­ta­tions sont mises à jour : l’économique contre le social avec les sup­pres­sions de lits et le turn-over plus impor­tant des mala­des ; le social contre l’économique avec la prise en charge de la misère sociale par l’hôpi­tal psy­chia­tri­que, en l’absence d’autre ins­ti­tu­tion. Cette prise en charge de l’exclu­sion relève davan­tage de la logi­que du don par oppo­si­tion à la logi­que économique.

En effet, l’acti­vité en hôpi­tal psy­chia­tri­que semble guidée par une logi­que sociale, ou comme la nomme Bourdieu (2003), logi­que de la philia d’Aristote [C’est-à-dire de la bonne foi, de la confiance, de l’équité qui doit régir les rela­tions entre les parents et qui repose sur le refou­le­ment ou mieux, la déné­ga­tion du calcul. (Bourdieu, 2003, p.84)], autre­ment dit, ce que l’on pour­rait qua­li­fier de logi­que désin­té­res­sée. Or, la nou­velle gou­ver­nance qui intro­duit une ratio­na­li­sa­tion accrue des coûts et une culture de l’évaluation induit une logi­que d’action économique propre à l’échange mar­chand. Celle-ci intro­duit donc une pre­mière contra­dic­tion dans les logi­ques d’action au sein de l’ins­ti­tu­tion et est source d’inquié­tude pour le per­son­nel.

Le choc des cultu­res se concré­tise autour du conflit de valeurs et de repré­sen­ta­tions sur la qua­lité des soins. Ce der­nier induit une péni­bi­lité morale qui rejoint les résul­tats de l’étude PRESS-NEXT (Caillard, 2005). Les soi­gnants ont l’impres­sion de ne pas faire un tra­vail de qua­lité lors­que les capa­ci­tés d’accueil sont satu­rées et que des patients en crise sont reçus dans des unités de patients sta­bi­li­sés, ou encore lors­que des patients sont mis en cham­bre d’iso­le­ment par manque de place et non par un état mental le jus­ti­fiant. Les pro­cé­du­res liées à l’accré­di­ta­tion intro­dui­sent une pres­crip­tion du tra­vail de plus en plus indi­vi­dua­li­sée.

Or, l’indi­vi­dua­li­sa­tion du tra­vail, là encore, va à l’encontre de la culture du per­son­nel soi­gnant et est perçue comme poten­tiel­le­ment des­truc­trice des soli­da­ri­tés exis­tan­tes. Les recher­ches en cli­ni­que du tra­vail confir­ment ce risque en mon­trant que le sen­ti­ment d’insé­cu­rité est ren­forcé par la dis­lo­ca­tion du col­lec­tif de tra­vail et la remise en cause des valeurs asso­ciées à l’iden­tité pro­fes­sion­nelle. De nom­breu­ses études ont montré que les coo­pé­ra­tions cons­trui­sent la santé dans le tra­vail. Le sou­tien de l’équipe est en effet essen­tiel pour main­te­nir et pré­ser­ver la santé psy­chi­que des soi­gnants (Karazek, 1990). Face à ces situa­tions, les col­lec­tifs de tra­vail (dont l’iden­tité est défi­nie par le par­tage des mêmes valeurs) déve­lop­pent des stra­té­gies col­lec­ti­ves de défense (Dejours C., 2000) pour faire face à cette péni­bi­lité/souf­france. C’est ce qui se passe dans cer­tai­nes unités dans les­quel­les s’opè­rent des glis­se­ments de tâches.

Plus géné­ra­le­ment, les per­cep­tions des nou­vel­les situa­tions de tra­vail par les soi­gnants reflè­tent une dégra­da­tion de la rela­tion soi­gnants/patients. La perte de rela­tion avec les patients est un thème récur­rent issu de nos entre­tiens. Celle-ci semble avoir pour consé­quence une moin­dre pré­ven­tion des pro­blè­mes de vio­lence avec les patients. Les soi­gnants n’ont plus la pos­si­bi­lité de cons­truire les « savoir-faire de pru­dence » par manque de temps avec les patients, essen­tiels dans la pré­ven­tion des situa­tions de crise. C’est pour­quoi, ces nou­vel­les situa­tions de tra­vail accrois­sent le sen­ti­ment d’insé­cu­rité du per­son­nel carac­té­risé par les fiches d’inci­dent décla­ra­ti­ves sur les agres­sions par les patients four­nies par la méde­cine du tra­vail.

En effet, les nou­vel­les situa­tions de tra­vail ne sem­blent pas per­met­tre d’anti­ci­per, de pré­voir les situa­tions de vio­lence (Cru D., 1987), c’est-à-dire de cons­truire des maniè­res de faire qui pren­nent en compte la pré­ven­tion et la ges­tion des ris­ques. Nous pou­vons faire l’ana­lo­gie avec les résul­tats d’une étude menée en uni­vers car­cé­ral s’inté­res­sant à la rela­tion détenu sur­veillant (Lhuilier, 2006). Celle-ci montre la cons­truc­tion de « savoir-faire de pru­dence » dans les situa­tions dif­fi­ci­les grâce à la réin­tro­duc­tion de l’échange entre détenu et sur­veillant. L’écoute, la dis­cus­sion, la parole (pra­ti­ques aux­quel­les sont formés les soi­gnants en psy­chia­trie), sont fon­da­men­ta­les dans la pré­ven­tion de la vio­lence (Dejours, 2005).

Les résul­tats de cette étude peu­vent faire émerger l’hypo­thèse de l’impact pré­pon­dé­rant de l’orga­ni­sa­tion du tra­vail et du déca­lage entre pres­crit et réel pour expli­quer les situa­tions res­sen­ties. L’expo­si­tion à la vio­lence dans le sec­teur de la psy­chia­trie est forte mais « évitable » comme le confirme l’étude PRESST-NEXT (Estryn-Behar, 2006). Ainsi, nous for­mu­lons l’hypo­thèse que l’impact des chan­ge­ments étudiés à l’hôpi­tal psy­chia­tri­que n’est pas spé­ci­fi­que à ce sec­teur ; ils ont cepen­dant un reten­tis­se­ment plus fort dans des situa­tions de tra­vail déjà por­teu­ses de vio­lence. En effet, le contexte spé­ci­fi­que de l’hôpi­tal psy­chia­tri­que met en évidence l’exa­cer­ba­tion des pro­blè­mes orga­ni­sa­tion­nels géné­raux sou­le­vés.

Le contexte ainsi décrit pour­rait être à l’ori­gine des affec­tions psy­chia­tri­ques des soi­gnants arrê­tés pour absen­téisme longue durée/longue mala­die. Effectivement, l’ana­lyse des situa­tions de tra­vail repé­rées fait émerger l’hypo­thèse du burn-out pour expli­quer l’absen­téisme. Le concept de burn-out ou épuisement pro­fes­sion­nel est apparu dans les années 70 (Chanlat, 1990). Si ce phé­no­mène est main­te­nant lar­ge­ment étudié et connu pour les popu­la­tions dites à ris­ques telles que les per­son­nels de santé ou les ensei­gnants, cette notion d’épuisement pro­fes­sion­nel com­mence à gagner d’autres contex­tes et d’autres publics, notam­ment les com­mer­ciaux (Hollet, 2003). Or, les tra­vaux de recher­che anglo-saxons se foca­li­sent sur les pro­fils de per­son­na­lité à ris­ques au détri­ment de la source orga­ni­sa­tion­nelle, pour­tant pré­pon­dé­rante (Hollet, 2003). Toutefois, les tra­vaux de Karazek (1990) met­tent bien en évidence l’impor­tance de l’orga­ni­sa­tion du tra­vail en matière de contrôle et d’auto­no­mie ainsi que l’impor­tance des rela­tions de tra­vail, sou­tien des col­lè­gues, des supé­rieurs dans le phé­no­mène.

Le déve­lop­pe­ment tardif fran­çais des études sur le stress et le burn-out s’expli­que par l’exis­tence d’un autre cou­rant de recher­che qui s’inté­resse aux mêmes phé­no­mè­nes de vio­lence, mais l’aborde dif­fé­rem­ment d’un point de vue métho­do­lo­gi­que (Chanlat, 1990). L’appro­che est cette fois-ci beau­coup plus col­lec­tive. La métho­do­lo­gie uti­li­sée est essen­tiel­le­ment qua­li­ta­tive afin de repé­rer les déca­la­ges entre orga­ni­sa­tions pres­cri­tes et réel­les qui seraient sour­ces de pro­blè­mes pour les indi­vi­dus. De ce fait, l’appro­che psy­cho­pa­tho­lo­gi­que nous permet de donner un enra­ci­ne­ment théo­ri­que aux résul­tats obte­nus. Deux cou­rants se dis­tin­guent : la psy­cho­pa­tho­lo­gie/psy­cho­dy­na­mi­que du tra­vail (P. Sivadon, C. Veil, L. Le Guillant, C. Dejours ) et la cli­ni­que du tra­vail ou cli­ni­que de l’acti­vité s’ins­pi­rant des tra­vaux de Vygotski (Y. Clot, D. Lhuilier). Ces deux cou­rants font la dif­fé­rence entre condi­tions de tra­vail et orga­ni­sa­tion du tra­vail. La santé des indi­vi­dus est alté­rée non pas par les condi­tions de tra­vail, mais par une forme d’orga­ni­sa­tion qui peut s’oppo­ser à la pensée (Santiago-Delafosse, 2005, dans Castro D.). « Nous sommes, depuis une ving­taine d’années, affec­tés par une para­ly­sie de la pensée sur le tra­vail en raison d’un déni mas­si­ve­ment opposé à l’ana­lyse du tra­vail réel [&] » (Dejours, 2001, p. 313.). C’est l’orga­ni­sa­tion du tra­vail qui est por­teuse de vio­lence au tra­vail ou plus exac­te­ment le déca­lage entre « pres­crit et réel ».

Pour Dejours (2000), la souf­france liée à la tâche est mul­ti­forme. Elle com­mence tout d’abord quand la rela­tion homme-orga­ni­sa­tion du tra­vail est blo­quée par la rigi­dité de la tâche. La non-signi­fi­ca­ti­vité du tra­vail par rap­port au sujet et à son objet est source de souf­france. Or, il semble qu’à tra­vers les péni­bi­li­tés du tra­vail évoquées : manque de dis­po­ni­bi­lité auprès du patient, oubli du rela­tion­nel, la perte de sens du tra­vail des pro­fes­sion­nels inter­ro­gés est grande.

Face à ces nou­vel­les situa­tions de tra­vail, les per­cep­tions du per­son­nel se tra­dui­sent dans le dis­cours par l’empê­che­ment du « pou­voir agir » (Clot Y., 1998). La souf­france émerge d’un déve­lop­pe­ment empê­ché (on ne peut plus faire son tra­vail) dans le cadre de l’orga­ni­sa­tion du tra­vail pres­crite. C’est le renon­ce­ment au tra­vail bien fait, aux valeurs qui gui­dent l’inves­tis­se­ment dans une acti­vité pro­fes­sion­nelle, qui a un coût psy­chi­que très lourd (Lhuilier, 2006). Certaines situa­tions de tra­vail débou­chent sur cette souf­france lors­que les stra­té­gies col­lec­ti­ves de défense (Dejours C., 2000) ne lui font plus bar­rage. Elle se carac­té­rise alors par toutes les patho­lo­gies réper­to­riées par Dejours (2000) et que Sivadon P. (1957), l’un des pré­cur­seurs de la psy­cho­pa­tho­lo­gie, appe­lait « névro­ses du tra­vail » (alcoo­lisme de défense, sen­ti­ment d’étrangeté, crise d’angoisse...) enten­dues comme mau­vaise adap­ta­tion de l’indi­vidu à l’orga­ni­sa­tion du tra­vail.

Cependant, l’expli­ca­tion rapide qui consis­te­rait à dire que les soi­gnants sont des « névro­sés » parce qu’ils ne s’adap­tent pas à l’orga­ni­sa­tion du tra­vail est plus que dou­teuse. Elle ren­voie à une vision du rap­port au tra­vail très indi­vi­dua­li­sée sans se poser de ques­tion sur les struc­tu­res. En effet, cer­tai­nes études sur le sujet ne met­tent pas assez en exer­gue les dimen­sions orga­ni­sa­tion­nel­les et contex­tuel­les de ce pro­blème social et pri­vi­lé­gient l’idée de « bonne dis­tance » entre le soi­gnant et le soigné pour pré­ve­nir le burn-out des soi­gnants.

D’après M. Wieviorka (2005), la véri­ta­ble dimen­sion de la vio­lence est la mani­fes­ta­tion d’une fêlure, voire d’une frac­ture du sujet, dans les moments où le sens se dérobe, se dis­tord ou s’emballe. Or, la perte de sens du tra­vail est for­te­ment res­sen­tie par le per­son­nel soi­gnant. Cette cons­truc­tion du sens du tra­vail néces­site des échanges, des débats, des confron­ta­tions (Dejours, 2005). Il est essen­tiel de « dire ce que l’on fait » (Lhuilier, 2006, p. 91). Cependant, dans le contexte de l’hôpi­tal il semble que ces espa­ces de cons­truc­tion soient de plus en plus réduits. L’orga­ni­sa­tion du tra­vail joue donc un rôle impor­tant dans les formes de vio­lence res­sen­ties (Rapport du conseil économique et social, 2004 ; Auteur, 2004 et 2007). Bourdieu (1994) parle de « vio­lence sym­bo­li­que » pour qua­li­fier la vio­lence douce exer­cée par le nou­veau mana­ge­ment. En effet, les modes de gou­ver­ne­ment anciens adop­taient une vio­lence plus bru­tale et donc plus visi­ble mais aujourd’hui l’appren­tis­sage col­lec­tif des nou­vel­les règles de mana­ge­ment passe néces­sai­re­ment par une vio­lence sym­bo­li­que exer­cée par ceux qui en ont pris l’ini­tia­tive. Lorsque l’appren­tis­sage col­lec­tif n’est pas réa­lisé, on est dans le cas d’un dérè­gle­ment du milieu pro­fes­sion­nel : chan­ge­ments de règles dont la légi­ti­mité n’est pas clai­re­ment perçue Livian (2004) ; et c’est là où la vio­lence économique dis­crète s’ins­talle insi­dieu­se­ment.

Face à ces dys­fonc­tion­ne­ments sociaux, les pos­si­bi­li­tés d’action du mana­ge­ment sont à envi­sa­ger. Dans ce contexte, l’enca­dre­ment a sans doute un rôle majeur à jouer. Le mana­ge­ment doit se donner les moyens de tra­vailler sur la notion d’écart entre le pres­crit et le réel, de des­cen­dre dans l’ana­lyse du tra­vail pour trou­ver son rôle dans la conduite du chan­ge­ment à l’hôpi­tal psy­chia­tri­que. Autrement dit, com­ment le mana­ge­ment peut-il aider dans la reconquête du sens du tra­vail des soi­gnants et réduire la péni­bi­lité du tra­vail des soi­gnants ?

Remerciements

" Je remer­cie les par­ti­ci­pants au sémi­naire Atouts pour Publier de la FNEGE et plus par­ti­cu­liè­re­ment P.J. Benghozi pour l’aide qu’ils m’ont appor­tée".
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